Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

« Il faut rester Charlie  »


Dossier

Urgentiste et ancien chroniqueur de « Charlie Hebdo », Patrick Pelloux fut l’un des premiers à arriver sur place après le massacre de l’équipe du journal. Un moment de basculement dans sa vie. Mais il reste mobilisé, laïque dans l’âme et aux aguets dans la défense de la liberté.


Comment avez-vous vécu ces cinq dernières années, et quel regard portez-vous sur cette triste date anniversaire ?

D’une part, c’est très triste parce que cet attentat a coûté la vie à des gens que j’aimais énormément, qui étaient mes amis. D’autre part, c’est une date très importante parce que la France, ce 7 janvier, se réveille face au terrorisme islamique et que cela remet en cause plein de certitudes. La France n’avait pas vu les signaux arriver, notamment avec les attentats de Kelkal en 1995. Même si le début de la vague d’attentats islamistes reste l’attaque de l’école Ozar Hatorah à Toulouse en 2012 par cette ordure de Merah. Ce qui s’est passé à Charlie Hebdo annonçait l’attentat antisémite de l’Hyper Cacher deux jours plus tard, puis l’égorgement du prêtre à l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, le 26 juillet 2016, et les attentats du 13 novembre qui constituent le plus grand massacre que l’on ait eu à Paris depuis la Seconde Guerre mondiale. Et cela rejoint l’attentat du 3 octobre dernier à la préfecture de police de Paris. C’est terrible, la France est dans une guerre intérieure.

Mais quand vous dites « la France n’avait pas vu »  : est-ce au niveau de la société ou vous songez à d’autres sphères ?

Les deux. Premièrement, la société n’a rien vu venir, parce que c’est comme un cancer : les cellules cancéreuses progressent, on ne les voit pas, on ne les sent pas, et c’est le jour où ça explose que l’on découvre que l’on a un cancer généralisé. Et deuxièmement, la gauche est un peu responsable, car elle a peur d’être taxée de racisme si elle remet en cause l’islam. Or, ce sont deux choses totalement différentes. Et c’est oublier que dans le monde arabe même, vous avez des laïques et des athées qui critiquent l’islam. Cette religion a su s’imposer d’une manière ethnologique en affirmant : « Vous êtes arabe, vous êtes musulman, vous êtes croyant. » Non, c’est une injonction. L’émancipation des peuples ne peut pas passer par leur soumission à une croyance. Je pense plutôt que seule la laïcité permet cette émancipation, pour penser et non pas pour croire.

Que pensez-vous de l’état de nos droits fondamentaux ?

Il y a une déliquescence des droits fondamentaux. D’abord, nous n’en sommes plus à leur conquête, alors que certains ne sont toujours pas acquis : je pense notamment à l’égalité homme/femme dans les salaires. On a un peu laissé tomber les choses. Je crois que l’économie, en particulier la tendance néolibérale, aime bien le communautarisme religieux. Ça les sert parce qu’ils se disent : « Les gens sont au chômage, mais ils vont prier. Donc, ils ne vont embêter personne, ils ne vont pas se révolter. » Un jour, un imam fait main basse sur un quartier. Ce dernier est calme, donc on laisse faire. Et puis arrivent les communautarismes religieux… Finalement, on se dit que c’est bien d’avoir un peuple qui va à l’église tous les dimanches matin, comme ça, vous êtes sûr que vous les tenez. Le monde libéral aime bien ça. Mais c’est un tort. La religion s’immisce dans le système de santé et tout ce qui touche à l’éthique et à la bioéthique. Et c’est vrai que l’on régresse sur beaucoup de choses, on le voit avec les tentatives de revenir sur le droit à l’IVG et avec le débat sur la fin de vie.

En France, les lobbys traditionalistes comme celui de « La Manif pour tous » sont en effet très actifs.

Oui, ils sont très forts. Et vous remarquerez que dans ces manifestations, tous les extrêmes religieux se retrouvent : de l’extrême catho à l’extrême juif, en passant par l’extrême islamiste.

La liberté, cela vous parle, j’imagine. Comment se porte-t-elle d’après vous pour l’instant ?

Vous savez, la liberté, c’est comme le bonheur : vous ne savez jamais quand elle est là. Vous pouvez sortir de chez vous, aller acheter des journaux, aller boire de l’alcool, manger ce que vous voulez, partager vos plaisirs, rencontrer des femmes, des hommes, voyager… C’est la liberté. Et puis, à un moment donné, la liberté s’arrête. Et là, vous vous dites : « Ah merde ! C’était ça, la liberté ? Mais c’était formidable ! » Dans certains quartiers de Paris, les femmes sont interdites de se rendre dans les bars, et de petites filles sont même défendues d’aller à l’école. Donc là aussi, la liberté s’arrête. Dans un autre registre, d’un coup le Brexit s’impose et il va falloir faire la queue pour passer une frontière qui n’existait plus… Le Brexit est la plus grande bêtise que l’Angleterre ait faite depuis des millénaires.

Vous avez été fort proche de SOS Racisme, ressentez-vous une montée du racisme en Europe ?

Il y a une montée du racisme parce que, en fait, cela rejoint la crise migratoire. Mais nous sommes tous des migrants. Et cela peut être un enrichissement humaniste. Vous vous apercevez aussi qu’une fois la tempête passée, les gens retournent dans leurs pays. Cette montée du racisme qui est une réaction d’opposition entre les peuples, il faut absolument la combattre, de même qu’il faut lutter contre l’antisémitisme coûte que coûte. C’est vraiment une rage. L’un des événements les plus horribles en France dernièrement, c’est l’assassinat d’Ilan Halimi. Mais ce genre de choses sont sans arrêt dans l’actualité. Je travaille au SAMU de Paris, au service des urgences, et l’autre jour, une de mes collègues juive m’a avoué qu’elle souffrait d’antisémitisme dans le service. Je ne l’avais pas remarqué parce que c’est sournois. On se moque par exemple d’elle quand elle preste des heures supplémentaires en lui disant qu’elle le fait pour l’argent. C’est épouvantable.

Il y aurait eu 12 000 morts naufragés en Méditerranée en quelques années, certains disent que l’Europe va devoir rendre des comptes aux prochaines générations. C’est aussi votre avis ?

On ne prend pas les problèmes à bras-le-corps. Chaque fois, on est juste dans la contemplation du drame humain. Mais de toute façon, on doit toujours rendre des comptes à l’histoire. Ce fut incohérent de déclencher la guerre en Libye et puis d’abandonner le pays. Sans compter que l’Europe, les États-Unis, la Chine continuent de piller l’Afrique. Je suis très heureux que le prix Nobel de la Paix ait été octroyé à un Éthiopien.

Après l’attentat, vous affirmiez que le journal devait continuer à vivre pour ne pas « laisser la connerie gagner ». Pensez-vous qu’elle a gagné ?

Non, non. On est dans le combat contre l’obscurantisme religieux. Pour l’instant, il n’y a ni vainqueur ni vaincu, même si l’on a vu apparaître le parti des Indigènes de la République aux élections européennes, avec cette volonté de l’islam de conquérir le pouvoir politique. Ils ont voulu faire passer une loi contre le blasphème et ils souhaitent revenir sur la loi de la laïcité en France, c’est hallucinant jusqu’où ça va se loger. Certains affirment par exemple que l’on pourrait construire une mosquée à la place de Notre-Dame… La France a mis des millénaires à se séparer des cathos, ce n’est pas pour reprendre une autre religion. On n’empêche pas les gens de croire, mais simplement, les croyances ne doivent empêcher personne de vivre. C’est redoutable parce que derrière, il y a des puissances comme l’Arabie saoudite et le Qatar qui sont dans la conquête de l’Europe. Il faut absolument les en empêcher. Ils n’ont pas de leçons à nous donner quant à la démocratie dans leurs pays, qui sont dirigés par des castes, des tribus. Mais ils ont le pouvoir de l’argent et inondent plusieurs lieux avec leurs millions. Le test en France, ce seront les élections municipales, où certaines communes risquent de basculer à cause du parti islamique. Ça serait dramatique.

Dernière question : sommes-nous toujours Charlie ?

On est toujours Charlie, et on le sera toujours. Il faut rester Charlie. Mais cette expression « Je suis Charlie » dépasse largement le concept du journal. Je ne travaille plus à Charlie Hebdo : comme Zineb, je suis parti. Mais on est forcément Charlie. Et je suis optimiste : si l’on compare l’histoire de l’humanité à une comète, nous sommes dans la queue, à savoir à la fin du passage de l’obscurantisme religieux. Vouloir conquérir le pouvoir politique, c’est comme tenter de raviver cette comète. Mais je suis persuadé que dans les années futures, la religion va progressivement s’éteindre.