Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

« Le participatif, c’est indispensable pour changer les comportements »


Libres ensemble

Depuis les plus petites bébêtes jusqu’aux plus grandes, Gilles Bœuf étudie le vivant de près. Le biologiste estime que l’observation de l’écosystème animal et naturel devrait inspirer les êtres humains, notamment en les incitant à activer davantage l’outil participatif.


En tant que biologiste et écologue, vous affirmez que la préservation de l’environnement, en particulier des écosystèmes, c’est l’affaire de tous. Qu’entendez-vous par là ?

Je vais prendre un exemple : on a tendance à se réfugier derrière des politiques qui feraient le travail et prendraient en main le sauvetage des abeilles, par exemple. Mais on se trompe : ils ne le feront pas. Les abeilles ont perçu le changement climatique il y a plus de cinquante ans. Nous avions déjà des données à ce sujet en 1974. Autre exemple : que ce soit en pays catalan ou dans le Bordelais, en vingt ans, on a gagné un bon mois sur la période des vendanges. La vigne, on ne lui a pas dit non plus que le climat changeait, elle l’a aussi ressenti, bien sûr. Et les paysans ont observé cela sur le terrain et organisé leur réaction face aux mauvaises décisions. Quand on responsabilise les gens à un effort associatif, c’est génial, parce que le jour où le député du coin va assécher la mare, ils ne seront pas d’accord. Et tous ces gens-là ont un énorme intérêt par rapport à nous, car ils sont partout et tout le temps, au cœur du vivant. Ce qui n’est pas notre cas, ni celui des politiques ou des scientifiques. Le participatif rend éminemment service, c’est très puissant et indispensable pour changer les comportements. Vous savez, j’ai présidé durant sept ans une très grande maison : le Musée d’histoire naturelle, qui emploie 2 400 personnes. Mais en parallèle, chaque jour, ce ne sont pas moins de 20 000 personnes en source participative qui contribuaient. A partir d’un protocole scientifique, l’on peut opérer des sciences participatives en accumulant des données et en les utilisant pour mieux gérer notre environnement et les écosystèmes.

Certains spécialistes affirment que nos systèmes sont face à un effondrement, qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas du tout un collapsologue, mais là où je suis d’accord avec eux, c’est que si on n’agit pas, on s’y dirige, effectivement. Pourtant, je crois encore que l’on peut agir. On m’a d’ailleurs surnommé l’ »écologue optimiste », même si l’on me dit que je suis plus pessimiste qu’il y a dix ans. Peut-être parce qu’on prêche beaucoup dans le désert. Et puis, chaque fois que l’on discute, le temps passe !

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Pour de nombreuses espèces animales et insectes, l’entre-aide est naturelle. © Sandra Evrard

Que pensez-vous de la mobilisation des jeunes pour le climat ?

Ils sont préoccupés. Alors, quand ils viennent me voir à la fin d’un cours en me disant : « Monsieur, est-ce qu’on peut faire un bébé ? » – c’est une question qu’on posait au curé avant, pas aux profs d’université –, ma réponse est toujours la même : « Écoute, si tu as un copain qui est sympa avec toi, vraiment amoureux, gentil, qui va s’occuper du bébé, tu pourras en faire un ou deux. Pas huit, par contre ! » Pour qu’aujourd’hui, des jeunes en soient arrivés là, on a vraiment merdé, nous, les vieux ! Franchement, on leur a volé leur jeunesse.

Les mentalités ne sont-elles pas en train de changer ?

Il y a quand même un déclic. J’enseigne aussi dans les écoles d’ingénieurs et même les majors de promotion ne postulent plus dans les grands groupes. C’est fini, ça. Désormais, ils préfèrent les petites PME, des petites start-up, pour lancer de nouvelles idées, avec comme leitmotiv We have to change. C’est très encourageant.

Quel est l’impact de ce changement potentiel ?

Il est gigantesque. D’abord éthique, même dans notre domaine. En République du Congo, il y a une réserve de bonobos, comme celles de lémuriens à Madagascar. Mais quand vous allez voir la population dans le village d’à côté, on vous dit des choses terribles telles que : « Les bonobos au Congo, je n’en ai jamais vu, parce que l’on m’interdit l’accès à la réserve naturelle où ils vivent. Et vous, combien ça vous a coûté de ramener cinq bébés bonobos, gardés pendant trois ans, pour essayer de les remettre dans la nature ? Car moi, je ne sais pas ce que je donnerai à manger à mes enfants demain ! »  Qu’est-ce que vous voulez que je réponde à ça ? Mon effort est totalement ridicule par rapport aux préoccupations de ces gens-là. Raison pour laquelle je suis d’accord avec les Nations unies, dont l’objectif numéro un est d’éradiquer la pauvreté.

J’ai cru comprendre que vous estimez que les femmes constituent des moteurs de changement ?

Oui, et de puissants moteurs ! Mais pour ça, il faut qu’on les écoute. Et qu’on arrête de dire aux petites filles : « Plus tard, tu seras puéricultrice. » Disons leur plutôt : « Tu vas devenir médecin. »

Ça commence par l’éducation, mais après ?

Il y a d’énormes efforts à fournir. Il faut arrêter de tout genrer et faire attention au système, dans les détails. J’ai lu un article qui expliquait que les animaux d’élevage sur lesquels on travaille, ce sont toujours des mâles. Et dans les musées européens, les animaux exposés sont aussi des mâles. Cela a été fait par des hommes, de façon inconsciente, car il n’y avait pas de femme dans les musées.

Vous dites aussi que les animaux sont nos alliés. De quelle manière ?

Dans le sens où nous devrions nous inspirer de leur extraordinaire capacité d’adaptation plutôt que d’adopter une attitude arrogante envers eux. Cela nous permettrait de dépasser la problématique du changement climatique. Je fais notamment référence à une action provenant du Centre européen d’excellence en biomimétisme et biorespiration dont le but est d’inciter des entrepreneurs à gérer leurs problèmes technologiques par des solutions inspirées de la nature. Celle-ci ayant un énorme avantage par rapport à nous : elle ne crée jamais de produit qui puisse être très toxique ou qu’elle ne peut pas dégrader. Par contre, les 100 000 molécules inventées par les humains depuis la guerre et qui nous empoisonnent tous les jours, j’estime que cela devrait relever du pénal. Le chimiste qui a inventé une molécule comme le chlordécone, un pesticide notamment employé dans les plantations de Martinique (et accusé de multiplier les risques de cancers de la prostate, NDLR), alors que la nature ne pourra jamais la dégrader, il devrait être en prison ! C’est complètement inconséquent et irresponsable : tout ça, pour gagner cinq centimes sur le prix du kilo de bananes. C’est à pleurer. Mais nous pouvons aller chercher des solutions à nos questions dans le vivant, car le vivant fait tout avec une énorme parcimonie d’énergie.

Il faut donc l’observer davantage, ce vivant, pour pouvoir s’adapter au changement ?

Il faut le respecter, il faut l’aimer, il faut l’admirer. Et sortir de notre arrogance. L’un des gros défauts de l’humain, c’est l’imprévoyance. Nous n’aurions jamais dû inventer la machine à vapeur sans, dès le départ, nous poser cette question : « Qu’est-ce qu’on fait du CO2 qui s’en dégage ? »

Parmi les thématiques qui vous sont chères, l’égalité détient une place centrale. Observez-vous à l’instar d’autres praticiens, l’impact des inégalités dans nos sociétés ?

Bien sûr. On l’a déjà constaté avec les Gilets jaunes en France. Je comprends ces gens qui descendent dans la rue pour lutter contre les inégalités. Ce que je ne m’explique pas, par contre, c’est la violence. Elle n’a jamais servi à rien. Autre exemple : je lisais dans une revue qu’un traitement antibiotique avait été mis au point pour la somme d’un demi-million d’euros. Mais à qui ça va servir, à quoi ? À rien si cela ne sert qu’à l’infime minorité qui peut se l’offrir ! Cela pose aussi la question de la manière dont on utilise l’argent de la recherche.

Quels sont nos leviers d’action pour changer de paradigme ? Et comment les mouvements écologistes peuvent-ils être davantage écoutés et suivis d’actions ?

Il faut qu’ils soient fermes, mais pas forcément violents. Je reviens à nos jeunes, ils sont en train de se radicaliser, ils en ont marre. Et lorsque l’on voit la manière dont Greta Thunberg est attaquée, j’ai honte d’être un mâle homo sapiens. Donc, par rapport aux solutions, quand je fais les courses, je n’achète pas des kiwis de Nouvelle-Zélande ni des avocats du Kenya ; j’attends qu’ils soient produits localement en saison, je mange aussi beaucoup, beaucoup moins de viande. Ensuite, je participe à des associations, on discute entre nous, je mets en avant le bonheur et le bien-être plus que l’argent. Et ça, c’est une mentalité qui doit changer. Puis, je n’accumule pas ! Aujourd’hui, on a créé une société du consumérisme, c’est dramatique. Si on continue comme ça, alors les collapsologues auront raison : ça finira mal, notre histoire. Surtout que plus le temps avance, moins on a de temps pour réagir. Il faut songer à la façon de ramener la biodiversité en ville. Chaque fois que l’on détruit un immeuble, remettons de la verdure, par exemple. Il y a plein d’actions où il est possible d’intervenir : il faut pousser le monde politique au derrière. De toute façon, si l’on ne réussit pas cette révolution écologique, on ne réussira rien d’autre.