Espace de libertés | Avril 2018

2018, la contestation pragmatique


Dossier

Comment les jeunes perçoivent-ils aujourd’hui un événement stigmatisé après cinquante années de réécriture? S’engagent-ils toujours politiquement ou pour des causes? Finalement, le militantisme est-il toujours vivant?


Les chiffres (1) et objectifs confirment la tendance:moins de jeunes sont aujourd’hui attirés par la politique. Ils sont également moins affiliés à des partis ou des syndicats. «Au sens traditionnel des partis, on n’est plus dans un réflexe sociologique où l’on adhérait à la totalité d’un programme. Les jeunes se mobilisent pour des causes plus ponctuelles», explique Emilie Van Haute, chercheuse au Cevipol (2). Crise de l’engagement politique traditionnel?Dans son dossier consacré à Mai 68, le Magazine littéraire (3) avançait un chiffre étonnant:60%de gens (tout âge confondu) pensent que mai 68 a dégradé le rapport au politique. Le célèbre «Élections piège à cons»aurait-il traversé les décennies?La sociologue Julie Pagis, auteure de Mai 68, un pavé dans leur histoire, met en garde contre une certaine relecture de l’histoire, qui résume trop souvent le mouvement à quelques figures médiatiques d’intellectuels, au détriment d’une dimension plus sociale:«Les jeunes, qui n’en ont pas de souvenirs personnels, ont moins conscience que Mai 68 a aussi été un mouvement ouvrier. Or, le fait est que Mai 68 a renforcé le militantisme, ça a donné l’envie à plein de jeunes de s’engager, de militer. Mais beaucoup avaient adhéré avant 68 à des mouvements culturels, de jeunesse, ou même chrétiens, qui avaient des pratiques d’engagement. Or, ces organisations d’encadrement de la jeunesse n’ont plus du tout le même poids aujourd’hui, si bien que les jeunes sont moins formés au collectif.»

Un impact direct

À cela s’ajoute une crise des partis politiques traditionnels. Cédric Volant, 30 ans, coordinateur d’ÉcoloJ et candidat Écolo à Ixelles aux élections communales, insiste sur la probité d’un parti qui n’a pas été éclaboussé par les scandales à répétition et où les débats sont ouverts:«Je suis dans un parti oùl’on n’est pas obligé d’adhérer à tout.»Une nuance importante qui semble démarquer les jeunes de leurs aînés. Julie Pagis risque le mot de «désenchantement»en évoquant le sentiment que les partis inspirent aux jeunes. Émilie, 19 ans, fustige le monde politique et son incapacité à s’adapter aux nouveaux défis de la société:«On le voit avec les mesures prises notamment pour contrer le réchauffement climatique. Les politiques sont tellement dépassés, le pouvoir économique a pris le dessus. Les gouvernements ne réagissent pas assez vite. Quand tu es jeune, tu es dans l’extrême, par définition. Mais qu’est-ce que les partis ont à proposer?Tout est tellement modéré, s’exclame la jeune fille. Je n’aime pas la démocratie représentative parce qu’on vote pour quelqu’un qui est censé nous représenter et au final, il n’aura peut-être aucun impact. Je me sens plus utile en allant manifester:c’est concret, on a l’impression d’agir vraiment, même si c’est vrai qu’on ne connaît pas toujours l’impact que ça aura ensuite. Les initiatives locales me semblent bien plus porteuses. D’autant plus que quand on s’intéresse à l’actualité, on s’aperçoit qu’elles se développent partout sur la planète. L’avenir est là.»

L’appel de la rue…

Militer est plus efficace que d’aller voter.

La crise de la démocratie représentative pour les jeunes a alimenté le succès du mouvement Nuit debout auquel Eyal, 18 ans, a participé:«Je ne me retrouve pas dans les partis politiques existants. Je pense que c’est la désobéissance civile qui fonctionne le mieux, qui apporte de vrais changements. Militer est plus efficace que d’aller voter. De toute façon, le système en place peut suivre les luttes sociales, les mouvements peuvent déboucher sur des évolutions. Sans la rue, il n’y a pas d’évolution.»Il y a comme un air de déjà entendu:en 1968, la démocratie représentative était déjà critiquée par la jeunesse… même si pour certains, cette jeunesse soixante-huitarde passe pour utopiste:«Mai 68, c’était beau sur la forme, les jeunes bourgeois qui se mêlaient aux ouvriers pour lutter contre l’oppression capitaliste», résume Mathias, 18 ans. «Aujourd’hui, nous sommes peut-être plus réalistes, plus pessimistes aussi.»Mais la faculté de mobilisation des jeunes continue à en faire rêver certains:«Les étudiants qui sont descendus dans la rue, rejoints ensuite par les ouvriers, ça ne serait plus possible aujourd’hui», avance Émilie. «J’ai l’impression que les jeunes ne sont pas sensibilisés à la politique.»Il est vrai que 50 ans après, 39%des jeunes n’ont jamais entendu parler de Mai 68 ou n’en ont qu’une idée très vague (4)…

Militance de l’action ponctuelle et concrète

Pourtant, l’engagement est tou­jours là. Mais il a quitté la sphère politique pour se déplacer vers les mouvements citoyens, les manifestations, les actes de désobéissance civile, les projets locaux. Une militance ponctuelle dont une ONG comme Amnesty International est familière. «Il y a, selon l’actualité ou le vote de certaines lois, un engagement de la part de jeunes jusqu’au moment où celui-ci a porté ses effets», explique Philippe Hensmans, directeur d’Amnesty Belgique. «Mais militer au sein d’une grosse structure telle qu’Amnesty est parfois un peu limitatif pour un jeune, car nous fonctionnons avec un mandat assez serré. Amnesty se repose sur le droit international, donc il y a toujours l’émergence de mouvements qui se développent en parallèle, comme la plate-forme citoyenne qui s’occupe de l’accueil des réfugiés, actuellement. En tant qu’ONG, Amnesty peut en frustrer certains par son cadre assez structuré. Mais de façon générale, les jeunes sont plus volatiles, c’est inhérent à une période de leur vie où ils ont moins de temps pour s’engager. On le voit avec nos membres:ils s’investissent plus à long terme quand ils disposent de plus de temps, après 30 ans.»

Entre altruisme et individualisme

Les réseaux sociaux ont aussi leur part de responsabilité dans les types d’engagements des jeunes.

Difficile d’évoquer l’engagement des jeunes en 2018 sans parler du succès des voyages de coopération. Émilie, qui est partie à 16 ans au Sénégal avec une ONG, nuance néanmoins ce type d’engagement:ça reste quelque chose de très ponctuel, le temps de l’action réalisée sur place. «Lors des formations que l’on doit suivre avant le départ, on est sensibilisés à une série de problématiques, comme l’eau, l’agriculture paysanne ou l’exploitation des enfants. Mais qui applique cela ensuite?Quand on découvre ce que représente l’eau pour des villageois sénégalais, on fait plus attention à ne pas gaspiller l’eau, mais ça reste marginal.»Le voyage humanitaire a cependant le mérite de réveiller les consciences. C’est suite à ses voyages au Bénin puis au Cachemire où il a visité les camps de réfugiés tibétains que Mathias a éprouvé le besoin de s’investir pour les autres. Aujourd’hui, il se consacre à l’accueil des migrants via la plate-forme citoyenne. Mais il reste lucide:«Il y a aussi une mode, un besoin de se montrer sur les réseaux sociaux. Je pense que certaines ONG sont un peu victimes de ça.»Un état de fait qu’Émilie Van Haute constate également:«Les réseaux sociaux ont aussi leur part de responsabilité dans les types d’engagements des jeunes. Certains vont se contenter de likerun événement, mais ce n’est pas la même démarche. Pareil pour les infos qui circulent:on y trouve ce qui est mis en ligne par les communautés auxquelles on appartient, il n’y a pas beaucoup de nouvelles idées.»

Les nouvelles utopies

Les idéaux de Mai 68 et la volonté de changer la société sont-ils définitivement révolus?La réponse est nuancée. «Je crois qu’il faut envisager les événements sous la conjonction de plusieurs angles qui ont permis la naissance de quelque chose, conclut Julie Pagis. Il ne faut pas oublier les nombreuses victoires sociales de Mai 68, qui ont entraîné d’autres actions dans leur sillage. Ça c’est le versant “enchanté” de l’histoire. Et puis il y a le versant “désenchanté”, où le contexte actuel est à l’éclatement du marché du travail, à la précarité des travailleurs, au fait que les jeunes sont moins syndicalisés, où des mouvements de contestation comme les manifestations contre la loi travail par exemple sont restées sans effet. Il y a moins d’utopie dans les mots aujourd’hui. Mais elle est dans les actes:les jeunes néo-ruraux, les projets locaux, les mobilisations d’accueil en faveur des migrants… Les initiatives sont porteuses.»

 


(1) Enquête «Participation politique en Belgique», Cevipol, 2016, menée auprès d’un échantillon par quota de 3 443 répondants.»
(2) Centre d’étude de la vie politique, ULB.
(3Le Nouveau Magazine littéraire, n° 3, mars 2018, p. 42.
(4) Ibid, p. 46.