Espace de libertés – Mars 2018

Libres ensemble

Alors que différents marqueurs socio-économiques con rment l’accroissement des inégalités, la peur du « descenseur social » saisit de nouvelles classes. Mais au-delà des conditions nécessaires pour favoriser l’égalité, la situation sociale revêt une importance cruciale. Car l’égalité dépend surtout de notre rapport au monde. Explications.


La question de la pauvreté ne con­cerne pas tant la misère de condition (froid, faim, privation matérielle) que la misère de situation (l’écart vécu et perçu avec ceux qui sont mieux lotis). Le chômeur du XXIe siècle vit dans des conditions infiniment meilleures qu’un professeur d’université du XVIIIe (sécurité, alimentation, santé, espérance de vie, etc.); mais sa situation sociale est en fait analogue à celle du vagabond et du prolétaire de cette époque, considérés et traités comme des «surnuméraires» («inutiles au monde»). Nous sommes au cœur de la biopolitique (selon le concept forgé par Michel Foucault): la situation sociale influence directement l’état de santé de l’individu. Dans les territoires où les inégalités sont faibles et le tissu social solide, il y a tout simplement une espérance de vie plus longue, moins de meurtres, de suicides, de dépressions et d’alcoolisme dans tous les groupes. Inversement, il est physiquement, corporellement pénible à l’être humain de vivre alors que le support social se dérobe, et il lui est proprement insupportable de se retrouver désaffilié, surnuméraire (1).

Il y a égalité quand les acteurs sociaux vivent dans le même monde, se perçoivent comme semblables.

D’où la thèse centrale qui est la mienne, et qui peut paraître contre-intuitive: l’égalité n’est pas une modalité de notre rapport aux autres, mais de notre rapport au monde. L’égalité ne se joue pas tant dans la relation directe de «je» avec «tu», de «nous» avec «eux», que dans le monde commun qui relie «je» et «tu», «nous» et «eux». Il y a égalité quand les acteurs sociaux vivent dans le même monde, se perçoivent comme semblables, quand les différences de revenus, de statuts, etc. qui les séparent sont des différences de degré et non de nature. Or ce n’est plus le cas aujourd’hui, du fait des dérives du néolibéralisme, c’est-à-dire du capitalisme mondialisé.

Le monde et les 1%

La mondialisation tend certes à réduire les inégalités entre régions et pays du monde, mais à les augmenter au sein de chaque région et pays (2). Les pays européens sont donc aujourd’hui en train de perdre leur position hégémonique dans l’économie mondiale, et en même temps, de se fracturer de l’intérieur. De plus, les écarts touchent moins les salaires, qui se situent dans une fourchette raisonnable, que les patrimoines, qui eux révèlent des disparités énormes. Autrement dit, avoir un boulot (et, en amont, un diplôme) ne garantit plus d’occuper une position enviable sur l’échelle sociale. La démonstration de Thomas Piketty est implacable: le monde de Balzac, celui des héritiers et des rentiers, est de retour – un monde bloqué et fracturé, sans mobilité sociale. Aujourd’hui, l’essentiel du patrimoine est devenu la propriété du décile et même du centile supérieurs. En Europe, les 10% les plus riches possèdent 60% du patrimoine, les 50% les plus pauvres, 4% (aux USA, respectivement 72% et 2%). Le patrimoine moyen s’élève à 20 000 € (souvent: le logement), mais pour les 10% les plus riches, il est de 1,2 million €, et pour le centile supérieur, de 5 millions € (presque tout en avoirs financiers). 0,1% possède 20% du patrimoine (3). Objectivement, il y a bien d’un côté les 99%, de l’autre côté le 1%. Mais ces 99% n’ont aucune conscience subjective de constituer une classe en lutte contre celle des 1%. Au contraire, ces privilégiés paraissent appartenir à un autre monde – celui de Davos, de Bill Gates ou Lionel Messi – qui fascine plus qu’il n’indigne la majorité de la population. C’est aux groupes et aux individus proches de soi qu’on se compare: l’allocataire social autochtone à l’allocataire immigré, l’ouvrier à l’employé, le rural au citadin, etc. C’est ce que le sociologue François Dubet appelle la «préférence pour l’inégalité» (4). Les inégalités en régime néolibéral ne séparent plus des classes relativement homogènes («monde ouvrier» versus «monde bourgeois»), mais forment un continuum qui exacerbe la peur du descenseur social, et dont les deux pôles d’attraction sont les métropoles d’un côté, les périphéries de l’autre.

Ces privilégiés paraissent appartenir à un autre monde qui fascine plus qu’il n’indigne la majorité de la population.

"L'identité est une identification, une construction imaginées". © Alex Milan Tracy / Anadolu Agency

Néolibéralisme, lien social et lien identitaire

À ce stade, et sur cette base, il faudrait montrer que la critique que Marx a faite du capitalisme est insuffisante. Marx dénonce l’exploitation du travailleur, et soutient que le capitalisme est pris dans une contradiction de nature strictement économique (la fameuse chute du taux de profit), alors qu’en fait cette contradiction est biopolitique: le capitalisme a besoin du biopolitique, et en même temps, il le détruit: d’un côté, comme système social, le capitalisme cherche à se reproduire, à se perpétuer grâce à une symbolique qui le légitime (liberté, propriété, etc.), et à des institutions non économiques sans lesquelles il ne saurait fonctionner, et qui forment son socle vital: la famille, l’État, la culture, l’éducation, ainsi que la nature physique qui nous entoure. Mais d’un autre côté, en tant que dynamique économique vouée à l’accumulation pour l’accumulation, le capitalisme tend aussi, on le voit tous les jours, à détruire ces institutions biopolitiques: démantèlement des services publics et des protections sociales, dérèglement environnemental et climatique, inégalités femmes/hommes, etc.

Le capitalisme se reproduit en détruisant le support sur lequel il repose (5). Or, que se passe-t-il quand l’individu ne dispose plus de la protection de supports sociaux d’existence? Il investit alors sa puissance relationnelle dans des supports d’existence de type identitaire – communautaire, nationalitaire, ethnique, religieux. Toute identité est une identification – une construction imaginée qui, elle, n’a pas besoin de tiers symbolique: «je» et «tu», «nous» et «eux» investissent leurs identités dans des rapports de fusion-répulsion (amour-haine).

D’où la dialectique suivante: plus une société parvient à assurer objectivement la cohésion sociale, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura subjectivement besoin de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. À l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus les individus auront tendance à se projeter dans des constructions identitaires de type «nous/eux». La biopolitique devient alors thanato-politique: pour que «nous» vivions, il faut qu’»eux» (immigrés, Roms, Juifs, etc.) disparaissent.

Être-au-monde, et sur un même pied

Pendant les Trente Glorieuses, dans la foulée du «pacte social» de 1945, on a vu la promotion du collectif au niveau du support social (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée des droits individuels au détriment des constructions identitaires (libération sexuelle, égalité femmes/hommes, déclin du nationalisme et des religions). Les classes populaires, malgré des conditions d’existence bien plus difficiles qu’aujourd’hui, se projetaient positivement dans l’avenir («demain sera meilleur»). À partir des années 1980, l’offensive néolibérale a inversé la dynamique: au niveau du support social, c’est l’individualisme qui prime désormais, avec la mise en concurrence des travailleurs et l’insécurité sociale grandissante; ce qui crée chez les individus une demande compulsive d’identité –national-populisme chez les «autochtones», communautarisme chez les «allochtones».

Une telle dynamique d’accumulation-destruction est proprement «immonde» – au sens où elle détruit notre être-au-monde. Si une telle dynamique se poursuit malgré tout, que se passera-t-il? Chaque État devra intensifier ce qu’il fait déjà aujourd’hui: d’une part, attirer les capitaux en baissant toujours plus les protections sociales (30% du PIB), donc en baissant les standards biopolitiques d’existence et d’autre part gérer les déchets organiques et humains de la compétition néolibérale, à l’aide de politiques de plus en plus sécuritaires. La biopolitique s’abîmera dans le thanato-politique – l’élimination, passive ou active, de tous ceux qu’on considère comme des hommes jetables devenus inutiles, ou comme des corps étrangers menaçant l’intégrité du corps social. À moins d’inverser notre rapport au monde.

 


(1) Richard Wilkinson, L’Inégalité nuit gravement à la santé, Paris, Cassini, 2000, 88 p.
(2) François Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2012, 112 p.
(3) Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, 976 p.
(4) François Dubet, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, 2014, 112 p.
(5) Sur ce point, cf. Nancy Fraser, «Behind Marx’s Hiden Abode», dans New Left Review, 2014.