Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Dossier

Le système capitaliste montre depuis bien longtemps ses limites, nous forçant à envisager, au-delà des grandes idéologies du siècle passé, d’autres solutions originales. De nombreux auteurs actuels vont chercher les sources du problème en dehors de la simple sphère économique.


Le climat social en France ainsi que les commémorations de Mai 68 viennent raviver une interrogation:le système capitaliste est-il réellement viable?Avons-nous des solutions de remplacement?Le philosophe slovène Slavoj Žižek a déclaré que nous vivions désormais dans une époque où il était devenu «plus faciled’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme». Les théories critiques du capitalisme ne manquent évidemment pas, en Europe comme outre-Atlantique.

En France, trois théoriciens sortent du lot:Frederic Lordon, Thomas Piketty et Emmanuel Todd. Tous trois ont pour caractéristique de déplacer la problématique du capitalisme hors du schéma strictement économique. Si Frederic Lordon mobilise une théorie des affects et Thomas Piketty appelle à une régulation d’ordre politique, Emmanuel Todd fait quant à lui référence aux structures familiales, à l’aide d’une analyse démographique et historique.

Animateur idéologique du mouvement Nuit debout, économiste et directeur de recherche au CNRS en sciences sociales, Frédéric Lordon s’est engagé sur une voie originale qu’il explore maintenant depuis plusieurs années:montrer de quelle manière Spinoza est susceptible de compléter Marx. Selon lui, Marx a parfaitement expliqué comment fonctionnait le capitalisme et Spinoza permet pour sa part de comprendre comment le capitalisme agit sur les passions, les désirs et les affects des individus. Le capitalisme est une structure ultra-profonde qui implique des rapports de domination précis.

Des affects joyeux au travail réenchanté

Comment le capitalisme peut-il réussir à «mettre en mouvement»les salariés, à les faire adhérer à des objectifs qui ne sont pas les leurs et qui, le plus souvent, sont ceux-là mêmes qui les asservissent? Pour Lordon, «la servitude volontaire n’existe pas. Il n’y a que la servitude passionnelle. Et elle est universelle.»Cette puissance des désirs et des affects peut s’exercer selon deux modalités principales:par les affects tristes et les affects joyeux. Le premier cas est le plus simple à comprendre:préoccupé par sa survie, l’ouvrier est contraint de se soumettre au capital en lui donnant toute sa force de travail et en obtenant ainsi un salaire, rapport salarial qui est précisément un rapport de domination. En ce cas, les affects tristes sont égayés par des affects joyeux développés grâce à l’accès à la consommation.

Aujourd’hui, un deuxième cas se profile à l’horizon du projet capitaliste néolibéral. Le néolibéralisme fonctionne sur la base d’affects joyeux spécifiques, construits en interne, et qui ont notamment pour but de persuader le salarié qu’il va se réaliser pleinement dans son travail. Il ne s’agit plus de dire que le travail est pénible et de lui fournir une panacée, il faut le réenchanter. Ainsi s’instaure une domination qui n’est plus extérieure, mais intérieure. Bien plus efficace, mais aussi plus dangereuse, car elle est complète:l’individu est pris dans la logique de soumission au système à partir de lui-même. On l’aura compris, pour Lordon, ce sont les passions les moteurs de l’histoire. Mais comment dès lors se libérer de ce schéma?L’affect décisif pour faire advenir le changement, c’est le mécontentement. Lordon conserve» l’espoir que, de discutable, le capitalisme finisse par entrer dans la région du dépassable». Il propose toute une série de mesures concrètes, «une stratégie de choc», basée sur «le mécontentement, la force historique affective capable de faire bifurquer le cours des choses.»:une minutieuse déconstruction de l’Union européenne, une nationalisation des banques, une sortie du salariat, de l’euro, mais également une conservation de l’État à travers la mise en place d’une autre Constitution.

Dépasser l’inégalité

Piketty donne donc tort à Marx qui estimait que l’accumulation du capital finit par provoquer la chute du rendement.

De son côté, Thomas Piketty a publié Le Capital au XXIesiècle (1), immense succès de librairie, où il tente de produire une nouvelle façon de faire de l’économie en dehors des schémas classiques et des rigidités doctrinaires:l’enjeu de l’ouvrage est d’opérer un retour sur les grandes questions de l’économie politique, en sortant des modèles – largement majoritaires – fondés sur le principe qu’il n’y a pas d’autres possibilités. Le cheval de bataille de Piketty est l’inégalité. Il étudie la différence entre le revenu du patrimoine et le revenu de production. Sa solution est moins révolutionnaire que régulatrice. L’idéal serait, selon lui, de mettre en place un impôt mondial progressif sur le capital qui permettrait d’envisager une flexibilité au niveau de la propriété privée, rendue plus temporaire. Le constat que fait Piketty est celui-ci:le patrimoine va plus vite que la croissance. En d’autres mots, le passé dévore l’avenir. Héritière de L’Oréal, Liliane Bettencourt a, en 30 ans, augmenté son patrimoine autant qu’un entrepreneur comme Bill Gates. La fortune se reproduit toute seule, plus vite que le travail. Piketty donne donc tort à Marx qui estimait que l’accumulation du capital finit par provoquer la chute du rendement. C’est la fameuse thèse de la baisse tendancielle du taux de profit. Nous observons l’inverse:le système ne va pas s’effondrer de lui-même et il n’y a pas d’issue naturelle d’un point de vue économique. C’est ma concentration du capital qui ne peut pas être acceptée socialement, qui pose donc un problème politique de fond. La question est bien de savoir si les citoyens sont capables de se mobiliser ou s’ils estiment qu’on ne peut rien y faire:«S’il y a des règles permettant à chacun d’accéder au patrimoine, en soi, cette contradiction n’est pas forcément un problème. Là où cela bute, c’est si cette hausse du patrimoine va de pair avec une concentration entre un petit nombre de personnes. Or, c’est cela que l’on voit actuellement. Cette tendance est tout simplement incompatible avec nos sociétés démocratiques. Car cette concentration du pouvoir économique équivaut à une concentration de la capacité d’influence sur les processus de lobbying politique et cela remet en cause les valeurs des sociétés démocratiques.»

Relier l’économie

Je suis arrivé à la conclusion, il y a quelques années, que le protectionnisme était la seule conception possible.

Pour Emmanuel Todd, historien et démographe, à qui l’on doit, entre autres, les ouvrages Où en sommes-nouset L’Illusion économique, le constat est sans appel:ce n’est pas la mondialisation qui vient briser la nation et, en quelque sorte, la dépasser, c’est l’auto-destruction progressive de la nation qui génère la mondialisation. En d’autres mots, la question de Todd est profonde:le problème posé par le capitalisme est-il vraiment d’ordre économique?Telle est l’»illusion économique»:faire de l’»économique»un facteur détaché de tout contexte, une fonction hypostasiée et idéologisée, une immense tautologie. Le point de départ de l’analyse de Todd est anthropologique:il étudie les structures familiales. À partir de l’observation des sociétés paysannes préindustrielles, Todd dégage différents types familiaux en fonction de trois critères principaux:le rapport entre les parents et leurs enfants, le rapport entre les enfants et la règle de mariage. En assemblant ces différents critères, il distingue plusieurs grands types de familles, correspondant chacune à un certain système de valeurs (la famille nucléaire absolue, libérale et non égalitaire, la famille nucléaire égalitaire, la famille souche et la famille communautaire). Ensuite, il essaye de comprendre les formes de capitalisme qui se développent à partir d’une certaine structure familiale. Par ailleurs, Todd est connu pour ses prises de position publiques au travers desquelles il dénonce régulièrement le libre-échange et l’euro, tout en s’en prenant aux élites françaises. Ses solutions, parfois provocantes, ont cependant le mérite d’être claires: «Je suis arrivé à la conclusion, il y a quelques années, que le protectionnisme était la seule conception possible et, dans un second temps, que la seule bonne échelle d’application du protectionnisme était l’Europe.»

On le voit, si ses trois auteurs partagent un même constat de départ, ceci n’empêche pas la présence de différences profondes dans leurs approches:Là où Frederic Lordon cherche, à travers sa compréhension des passions et des affects, à raviver une certaine sensibilité révolutionnaire, Thomas Piketty plaide pour une régulation plus modérée qui fait appel à la politique internationale. De son côté, Emmanuel Todd, en s’affirmant keynésien, convoque le protectionnisme et la nation.

 


(1) Et tout récemment, Rapport sur les inégalités mondiales 2018,Paris, Seuil, 2018, 528 p.