Espace de libertés – Janvier 2017

Chronique d’une mort annoncée?


Dossier
Jamais les relations entre le pouvoir judiciaire et le monde politique n’ont été si tendues. Avec les réformes « pot-pourri », portées par le ministre de la Justice, Koen Geens, un vrai bras de fer a commencé.

En juin dernier, les magistrats manifestaient. Une première depuis 1918. Signe surtout du malaise de notre justice. Si l’insuffisance de moyens n’avait pas suffi à faire déborder le vase, ce sont les mesures du gouvernement actuel qui les ont fait descendre dans la rue. Des mois plus tard, l’inquiétude est toujours aussi vive, d’autant que plusieurs mesures menacent, à leurs yeux, le principe de séparation des pouvoirs.

Le bon vouloir de l’exécutif

À commencer par la réforme du Code judiciaire. Il fixe le nombre de magistrats pour chaque juridiction. Depuis deux ans, l’exécutif a décidé que le cadre donné par le Code judiciaire ne sera rempli qu’à 90 %, et ce sans aucun débat au Parlement. « On a donc un gouvernement qui viole explicitement la loi dans un secteur qui vise précisément à la faire appliquer. Qu’est-ce qui empêchera l’exécutif d’entraver le fonctionnement de la justice en baissant cette limite à 70, voire à 50 %, des effectifs prévus? », explique Thierry Marchandise pour l’Association syndicale des magistrats. La tension entre pouvoir judiciaire et monde politique existe depuis longtemps, reconnaît-il, mais là, elle serait à son paroxysme.

La tendance lourde, c’est de faire la justice un produit fini.

Autre menace, ce projet qui vise à faire gérer, de façon autonome par le pouvoir judiciaire, son propre budget. Cette mesure n’est pas contestée par les instances juridictionnelles, mais elles souhaitent que la dotation soit fixée par le Parlement et contrôlée par la Cour des comptes, et non unilatéralement par le ministre du Budget. « Cette  mise sous tutelle budgétaire est extrêmement préoccupante. Dès lors que le fonctionnement de l’ordre judiciaire dépend du bon vouloir de l’exécutif, il y a de quoi s’inquiéter de la mission de contre-pouvoir de la justice. » Pour Thierry Marchandise, il y a le risque de faire de celle-ci une administration comme une autre. Avec comme corollaire une fonctionnarisation de la magistrature. « C’est un risque majeur parce que les fonctionnaires n’ont pas la liberté d’action que doivent avoir les magistrats. C’est le ministre qui aura la possibilité d’indiquer les délais pour rendre une décision, le nombre de dossiers à traiter… La tendance lourde, c’est de faire la justice un produit fini. Elle est dans la tête du ministre, même s’il s’en défend », dénonce encore le magistrat inquiet de voir que signaux que la magistrature a lancés au monde politique restent ignorés.

Manque de transparence

Autre figure préoccupée de cette évolution, Jean de Codt, premier président de la Cour de cassation qui osa même traiter l’État belge de « voyou » (1). À ses yeux, du fait que le contentieux explose et que le personnel diminue, le droit fondamental que constitue l’accès au juge est mis en danger. Quelques mois plus tard, Jean de Codt ne change pas d’avis. « On est en train de porter atteinte aux forces vives de la justice, qui sont ses moyens humains », dénonça-t-il lors d’une conférence à l’ULB en novembre dernier. « On va pouvoir déplacer les juges. Or, en vertu de la Constitution, les juges sont inamovibles. Mais le gouvernement vide cette disposition de sa substance en nommant les juges sur des arrondissements judiciaires très larges. À l’avenir, le magistrat pourra être déplacé sans son consentement. Cette mobilité a quelque chose de très moderne, mais il ne faudrait pas que ce déplacement soit une mesure de rétorsion, une mesure disciplinaire parce que le juge dérange… Les cadres de la magistrature doivent être fixés en toute transparence par la loi, et non par l’exécutif », déplorait-il également.

L’équilibre entre les trois niveaux de pouvoirs est aujourd’hui « méconnu » face au « bloc homogène » que forment l’exécutif et le législatif.

stephanie-pareit-la-justice-tire-son-plan-7Comme d’autres acteurs du monde judiciaire, il relève que l’équilibre entre les trois niveaux de pouvoirs est aujourd’hui « méconnu » face au « bloc homogène » que forment l’exécutif et le législatif. Des propos qui résonnent d’autant plus dans le cadre de l’affaire du Kazakhgate et la transaction pénale controversée du milliardaire Patokh Chodiev.

La fin de l’État de droit?

C’est le constat que tire également  Alexis Deswaef, avocat et président de la Ligue des droits de l’homme. « Le Parlement est de plus en plus transformé en presse-bouton. Le Kazakhgate en est une belle illustration, celle d’un pouvoir législatif transformé en presse-bouton dans l’urgence, ne pouvant plus faire son travail de contrôle correctement, mais devant se plier aux desseins et aux buts poursuivis par le gouvernement. Cela a des conséquences sur l’autre pouvoir, à savoir le judiciaire », déplore-t-il. Et ce d’autant plus que dans sa réforme de la justice, Koen Geens appelle à l’extension de la transaction pénale.

Pour l’avocat, la tendance à diminuer le pouvoir du judiciaire au bénéfice de l’exécutif est claire. Alexis Desawaef en veut pour preuve le renforcement du rôle du parquet qui a un lien de dépendance avec le ministre de la Justice. « L’essence même de la magistrature assise dont font partie les juges d’instruction, c’est leur indépendance. Les politiques n’ont pas prise sur eux. Par contre, un procureur du roi peut se faire interpeller par le ministre de la Justice sur une affaire en particulier. » Dans le contexte sécuritaire, le renforcement du pouvoir du parquet risque d’accélérer des mesures d’exception qui toucheraient bon nombre de citoyens, prévient le président de la Ligue des droits de l’homme.

Cet affaiblissement de la justice touche aussi directement ses moyens. Plusieurs chiffres font état de cette triste réalité: la Belgique ne consacrait, selon un rapport de 2014 du Conseil de l’Europe, que 0,7% de son budget à la justice, ce qui la classait avant-dernière sur 43 pays, soit loin derrière l’Ukraine (3,2%) et à une distance respectable de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Malgré cela, en 2015, le gouvernement a décidé d’appliquer à la Justice une nouvelle vague d’austérité de 20% durant quatre ans. « L’accès à la justice est clairement menacé. Si on assèche tous les recours à la justice par le citoyen, supprimons directement la justice », dénonce Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation pour qui cette logique politique n’est pas tenable à long terme dans un État de droit.

 


(1) Voir « La justice belge dans la tourmente«