Espace de libertés – Février 2017

Comment être libre en étant sous tutelle?


Dossier

Opinion

Abnousse Shalmani est une écrivaine française d’origine iranienne. Elle s’est fait connaître en 2014 avec un livre décapant intitulé Khomeiny, Sade et moi publié chez Grasset. Elle nous livre ici une opinion personnelle sur la situation de la femme dans son pays d’origine et, de façon plus générale, dans le contexte de l’islamisme politique.

Téhéran, février 1979. Des triangles de visages, du menton à la ligne des sourcils, comme flottant dans une mare noire de femmes recouvertes de tchadors en une multitude de lignes diagonales. Khomeiny vient de descendre de l’avion et entérine la première révolution islamiste. Air France a assuré le rapatriement du sage sous le pommier de Neauphle lès château qui a excité l’anti-impérialisme des Sartre, Beauvoir et surtout Foucault. Les intellectuels ont applaudi, les mollahs ont gagné.

Téhéran, mars 1979. Une foule compacte de femmes manifeste. La très grande majorité sont tête nue, cheveux aux vents. Des jeans, des robes, des pantalons. Des médecins et des infirmières quittent leur poste et lèvent le poing à leur passage. C’est une foule bariolée en colère mais pleine d’une énergie et d’une volonté qui traverse les corps, les visages, les voix. Les femmes refusent l’obligation du voile. Elles le disent en persan, en anglais, en allemand.

La première image est connue. C’est celle qui s’impose quand on évoque l’Iran. C’est aussi celle qui devient la norme quand on évoque les femmes des pays arabo-musulmans: les femmes « enfoulardées » deviennent les seules représentantes des femmes de culture musulmane.

Les « femmes-sandwichs » de l’islam politique

Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Et les femmes en sont bien trop souvent les grandes perdantes. À partir de 1979 et la Révolution islamique d’Iran, insidieusement, le wahhabisme saoudien et les Frères musulmans vont se servir des femmes voilées comme autant d’étendards d’une revendication politique qui refuse la pensée hors Coran et la loi hors charia. C’est la naissance de ce qui, aujourd’hui, apparaît comme le nouveau combat des Lumières contre l’obscurantisme politico-religieux; un combat dont les femmes sont les fers de lance mais aussi, quand elles osent refuser d’être réduites au rôle de « femmes sandwichs » de l’islam politique, les premières révoltées.

Comment posséder la liberté de dire quand la liberté de croire est abhorrée? Plus largement, comment être libre en étant sous tutelle? Le statut juridique de la femme musulmane est celui d’une mineure. Il est entretenu par la morale familiale, sociale et étatique qui lui refuse une série de libertés élémentaires et développe une intériorisation de cette infériorité aboutissant à sa collaboration ou sa passivité. Ce statut lui dénie l’héritage au même titre qu’un homme ou la garde des enfants en cas de divorce ou encore la possibilité de se déplacer à l’étranger sans l’autorisation d’un tuteur (père ou mari ou frère ou fils); enfin, il cadenasse sa liberté de penser. Quand, en Égypte, 40 % des femmes considèrent les corrections physiques comme « justifiées » pour discipliner les « fautes » (sortir sans autorisation, avoir laissé brûler le dîner ou refuser des rapports sexuels) (1); quand en Indonésie dans la province autonome d’Aceh où la charia est appliquée à la lettre, nous découvrons stupéfaits qu’une majorité de femmes sévit dans la police de la charia (Wilayatul Hisbah) qui sillonne les rues et entre dans les maisons pour vérifier les bonnes mœurs des habitants, nous constatons que les femmes ne sont pas seulement victimes mais également pourvoyeuses de brutalité à l’encontre de leur propre sexe. De même, quand des bourgeoises égyptiennes, marocaines, algériennes, tunisiennes offrent un hymen à leurs filles avant le mariage, elles entretiennent l’inégalité et condamnent leur sexe à subir les interdits qui les tuent. En Turquie, entre 2002 et 2009, plus de 4 000 femmes ont été assassinées pour cause « d’honneur », soit une hausse de 1.400% (2). Comment pourrait-il en être autrement alors que le président turc Erdoğan déclare que « l’égalité des femmes est contraire à la nature humaine »?

Se réapproprier corps et droits, même combat

Les femmes musulmanes doivent faire leur révolution sexuelle pour briser les murs de leur prison physique et mentale en se réappropriant leur corps, c’est-à-dire dire leurs droits.

Le symbole de cette violence, le signe de sa réalité juridique, sociale, culturelle et morale, c’est le voile. Une femme qui porte le voile « volontairement » répond à une injonction étatique et sociale; celle qui le refuse fait un choix, prélude à la liberté de conscience et première expression de sa liberté. Les femmes musulmanes doivent faire leur révolution sexuelle pour briser les murs de leur prison physique et mentale en se réappropriant leur corps, c’est-à-dire dire leurs droits. Si dans beaucoup de pays musulmans existent des femmes professeurs, médecins, ingénieurs, avocats, elles ne se sont pas pour autant libérées d’un système qui les nie. Car elles continuent d’entretenir un système patriarcal issu de la culture religieuse qui les brime en leur refusant la possession de leurs corps.

Chaque fois qu’une femme refusera d’élever ses enfants dans la reproduction des schémas patriarcaux entretenus par la religion, elle fera avancer les droits de toutes les femmes. Chaque fois qu’une femme prendra la parole pour dénoncer son oppression et pour revendiquer sa liberté, une autre femme pourra lever la tête. Chaque fois qu’une femme battue, humiliée ou violée refusera de se taire, toutes les femmes s’autoriseront à prendre la parole.

Pour la grande intellectuelle et féministe algérienne Wassyla Tamzali, « Certaines féministes européennes et américaines ont oublié leurs combats, elles ont été capables de remettre en question l’ordre patriarcal dans ce qui fondait son système: la domination du corps des femmes et le contrôle de leur sexualité. Mais alors, ce qui était bon et essentiel pour les féministes occidentales ne le serait plus pour leurs sœurs des pays arabes et musulmans? Vous avez désacralisé la religion chrétienne. Nous, on essaie de désacraliser l’islam et vous ne nous suivez plus. Et encore, nous sommes moins audacieuses que vous! Alors, à vous la pensée et l’histoire, à nous la culture? Ça ressemble à de l’ethnisme. Nous, on re-suce notre culture, et vous, vous avancez! »

 


(1) Selon « l’Enquête démographique et de santé » en Égypte (2008).

(2) Chiffres du ministère de la Justice turc (2010).