Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Construire sa ville : un droit local pour enjeux globaux


Dossier

En Wallonie, on compte aujourd’hui près de 230 commissions consultatives communales d’aménagement du territoire et de mobilité (CCATM). Cela représente environ 6 000 citoyens, qui rendent des avis consultatifs à leur conseil communal sur les projets d’aménagement du territoire et de mobilité. Organe de consultation et de confrontation démocratique des idées, la CCATM est aussi le lieu où dessin et dessein du territoire s’entremêlent.


« Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville »1. Ce droit à la ville, ardemment défendu par le philosophe Henri Lefebvre, a rencontré au sein de nos paysages institutionnels, bousculés et revigorés par Mai 68, un ancrage variable. La quête d’une démocratie, résolument participative et ascendante, a permis dans le champ de l’urbanisme d’associer davantage l’habitant-citoyen à la fabrique du territoire, domaine alors réservé (encore parfois aujourd’hui) à une frange d’acteurs, prétendument seuls détenteurs d’un savoir et d’un savoir-faire en la matière.

L’échelle du sens commun

À l’échelle de nos communes wallonnes, cette démocratie participative s’est traduite, dès 1962, par la mise en place des enquêtes publiques et l’émergence des commissions consultatives communales alors cantonnées aux questions d’aménagement du territoire (CCAT). L’élargissement aux enjeux de la mobilité arrivera plus tard… en 2007. Ces assemblées réunissent des citoyens volontaires, néophytes en matière de pratique urbanistique, qui s’engagent dans la cité, en débattant de l’aménagement et du « ménagement » (dans le sens de prendre soin des ressources patrimoniales et naturelles) du territoire de la commune. Des enjeux qui sont autant locaux que globaux (d’où l’échelle « glocale ») et qui portent sur des préoccupations nombreuses et variées : sociales, environnementales, économiques, démographiques, patrimoniales, etc.

Un mode d’emploi très très court

Les modalités de composition, de fonctionnement et de définition des rôles et missions des CCATM sont fixées par le Code du développement territorial (CoDT), en vigueur depuis juin 2017. Que retenir en bref ? Si la CCATM est composée de citoyens volontaires habitants de la commune, elle peut aussi compter des représentants d’associations. Le nombre de membres varie en fonction de la taille démographique de la commune. Qui veut, peut, tant pour renouveler la CCATM que pour en établir une, là où elle n’existait pas encore. Tous les six ans, la CCATM est renouvelée, à l’issue des élections communales. L’appel à candidatures est public. C’est le conseil communal qui procède à la sélection des candidats en veillant à assurer une répartition et une représentation la plus équilibrée. Cet équilibre se situe à plusieurs niveaux, tant du côté de la géographie (provenance de différents lieux de la commune) que de la représentation des intérêts sociaux, économiques, patrimoniaux, environnementaux, énergétiques et de mobilité, des tranches d’âges, mais aussi de la proportion hommes-femmes. La commission comprend un quart de membres délégués par le conseil communal. La composition et le règlement d’ordre intérieur dont se dote la CCATM doivent être approuvés par le gouvernement wallon. Pour chaque membre effectif choisi, le conseil communal détermine un ou plusieurs suppléants représentant les mêmes intérêts que le membre effectif. C’est à lui de désigner un président qui a une bonne maîtrise des enjeux en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme. Tout membre, en ce compris le président, ne peut exercer plus de deux mandats effectifs consécutifs. Le membre du collège communal ayant l’aménagement du territoire, l’urbanisme et la mobilité dans ses attributions et le conseiller en aménagement du territoire et en urbanisme siègent avec voix consultative. L’indépendance et la neutralité sont les balises qui guident le travail de cette assemblée.

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Des interventions bien balisées

D’autres modalités de fonctionnement sont détaillées dans le CoDT. Ce qui est important à retenir, ce sont les périmètres d’intervention de la CCATM, dont l’avis est sollicité tantôt de manière obligatoire, tantôt de manière facultative. Le collège ou le conseil communal peut en outre solliciter de manière facultative sa CCATM pour toute question liée de près ou de loin au développement territorial. La consultation obligatoire est requise pour la définition d’outils stratégiques qui auront un impact déterminant sur le devenir territorial, à l’instar de l’élaboration ou de la révision des schémas de développement (pluri-communal, communal et d’orientation local) ; de la révision du plan de secteur ; de l’élaboration ou de la révision du guide régional (GRU) et du guide communal d’urbanisme (GCU) ; de l’élaboration des rapports et des études d’incidences sur l’environnement (SRPE) ; l’inventaire des arbres et des haies remarquables, etc. Cette liste est loin d’être exhaustive. Enfin, n’oublions pas que la CCATM peut émettre des avis d’initiative et saisir ainsi pleinement son rôle d’acteur de l’aménagement et du ménagement du territoire. Si leur champ d’intervention et d’initiative est large, les membres doivent néanmoins s’appliquer à argumenter leurs propositions (les avis motivés). Ensuite, le collège communal tranche. Il peut se distancier de l’avis de la CCATM à condition d’argumenter cet écart. C’est donc un aller-retour qui se met en œuvre dans ce processus d’appropriation, collective, de l’aménagement du territoire.

La participation : quelques clés et verrous

S’approprier les matières urbanistiques est un apprentissage permanent. L’urbanisme est un mille-feuille de disciplines, de savoir-faire, de paramètres. C’est aussi un langage et un jargon – en témoigne l’abondance d’acronymes dans ce texte – auxquels il faut s’exercer. L’appréciation d’un projet amène de fil en aiguille à un maillage de questions fondamentales sur la notion de « commun » et sur la variation d’échelles : quel équilibre assurer entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif ? Que sera dans dix ans, dans cinquante ans, le visage de notre paysage ? La notion d’échelle est fondamentale : le local, le global, le court, le long terme ? Ces échelles peuvent s’imbriquer et révéler la complexité de la finalité de l’urbanisme qui se résume au bien commun. C’est tout l’enjeu des CCATM.

Dans la foulée des dernières élections communales, nous avons pu mesurer combien la participation se heurte à deux freins : la famine temporelle et l’accès au savoir (les deux sont liés). Comment se consacrer à la vie de la cité avec si peu de temps ? Ce temps nécessaire pour prendre du recul, apprécier un projet, se documenter et débattre. La difficulté à recruter de nouveaux membres de CCATM pourrait s’expliquer – il faudra le recul du temps pour déterminer l’ensemble des causes – par la densité de nos emplois du temps. Des contingences qui questionnent (l’exhortation et l’injonction) à la participation, paradoxe contemporain.

Tout aussi centrale dans le processus participatif, la formation des membres. Elle est prodiguée par une série d’acteurs comme IEW, le réseau des maisons de l’urbanisme et d’autres organismes. « La participation sans savoir est une échelle sans barreaux », affirme le philosophe Thierry Paquot. Donner au citoyen les outils pour forger son esprit critique, sa capacité d’analyse des projets et sa compréhension des rouages notamment réglementaires, constitue l’accompagnement indispensable et permanent de la participation. Ce travail qui est mené avec les CCATM et qui nous montre que l’urbanisme doit être davantage partagé. Former dès le plus jeune âge, en parler dans l’espace public, enrichir le débat autour de l’avenir de nos espaces de vie, permettront à l’aménagement du territoire de se réinventer.

Bien que le cheminement participatif qu’incarne la CCATM soit confronté à des difficultés, il révèle, dans ses nombreuses floraisons et retombées sur la chose publique, que les habitants, aussi, sont détenteurs d’une expertise : celle de l’usage qu’ils ont et font de leur lieu de vie. Voilà une ouverture vers un savoir empirique, une connaissance de terrain sur le territoire, qui a transformé et continue de transformer par ailleurs la fabrique des territoires. C’est le fameux droit à l’œuvre rivé au droit à la ville.

 


1 Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, I, Société et urbanisme, Anthropos, Paris, 1968.