Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Coopérer avec des valeurs locales


International

Un développement basé sur l’agriculture africaine, pour que celle-ci ne se retrouve plus en bourse, servant ainsi le système soutenu par les multinationales, au détriment des populations locales. C’est l’une des pistes proposées par l’agronome burundais Deogratias Niyonkuru dans son dernier ouvrage qui bouscule les modèles en matière de coopération.


Un constat, d’emblée: les pays d’Afrique connaissent des taux de croissance parmi les plus élevés du monde, mais la population n’en bénéficie pas. Dans Pour la dignité paysanne, Deogratias Niyonkuru remet celles et ceux qui travaillent la terre au centre du débat. En rappelant qu’ils sont les oubliés des politiques agricoles qui se décident loin d’eux, privilégiant les marchés internationaux dont ils ne bénéficient aucunement.

Comme le souligne Olivier De Schutter dans la préface du livre, fort de 30 ans d’expérience, Deogratias Niyonkuru est avant tout un acteur du développement rural issu de cette communauté africaine qu’il comprend si bien. Un fait suffisamment rare dans la littérature en matière de coopération pour le souligner… «Il y a un très grand décalage entre les discours et ce qui se passe sur le terrain», confirme l’auteur, également fondateur de l’association Adisco, à l’origine des Collines solidaires. «En 60 ans, les terres ont été divisées par quatre et la fertilité s’est dégradée. Au niveau technique, on n’a rien apporté de plus que ce que la colonie a laissé:les méthodes appliquées dans l’agriculture africaine n’ont pas évolué. Et les méthodes participatives de la coopération n’ont rien apporté de plus. Ce constat s’explique par le fait que les experts africains ont eux-mêmes été formés aux méthodes occidentales, et sont convaincus qu’elles sont les meilleures. C’est grâce au contact avec le terrain que l’on commence seulement à se rendre compte que ces systèmes sont inopérants. Que les sols tropicaux ne correspondent pas aux sols du Nord. Et surtout que les populations locales ont résisté farouchement à certaines pratiques. Le moment est venu de les écouter.» Une philosophie au cœur de l’ouvrage de Deogratias Niyonkuru, dont la volonté est de rendre la parole aux paysans, à ceux qui connaissent leur métier!

Repenser la coopération

Si l’auteur analyse longuement les échecs successifs de la coopération, il ne considère pas pour autant que l’heure soit venue d’abandonner toute forme de coopération en Afrique: «Au niveau macroéconomique, celle-ci représente un apport de devises, qui permet au pays d’importer. Quand des États ont été frappés par des sanctions, ce ne sont pas tellement les populations qui ont été les plus touchées, mais les systèmes d’importation. L’inflation a tellement flambé que l’économie s’est effondrée.» Mais c’est néanmoins tout un système économique qui doit être repensé: «Aujourd’hui, c’est la Banque mondiale qui impose aux programmes africains d’être orientés vers le marché. Vouloir pousser le petit paysan vers ces marchés est une démarche coloniale, de multinationa­les qui veulent que la nourriture des paysans africains se retrouve en bourse, de telle sorte qu’ils ne soient plus en mesure de la contrôler. Finalement, l’aide au développement est structurée pour servir ce système. Mais les multinationales et la grande distribution gagnent plus de 90%de cet argent-là. Il faut réorganiser une coopération au développement basée sur l’agriculture africaine.»

Le poids des traditions

Là où l’ouvrage de Deogratias Niyonkuru interpelle particulièrement, c’est lorsqu’il aborde, en toute connaissance de cause, le fonctionnement de la société africaine dont les rouages ont échappé aux Occidentaux, de tous bords et de tous temps. L’auteur insiste notamment sur la solidarité qui est le cœur de la société africaine. Une solidarité entre individus et non pas d’inspiration entrepreneuriale. «On a totalement mis de côté les organisations traditionnelles qui sont d’une puissance inouïe», insiste l’auteur. «Un des mécanismes de solidarité de la société africaine, c’est la tontine. La personne qui reçoit la cagnotte est un individu, qui réalise une activité individuelle et le groupe ne sert que de canal. Mais en même temps quand une des personnes est en difficulté, elle est assistée. Ce sont des gens qui se connaissent, qui vivent ensemble. Au contraire de certaines organisations paysannes créées par le Nord où les gens ne se connaissent pas…»

L’animisme reste aussi très présent dans les sociétés africaines, issues de véritables croyances ancestrales qui, à la faveur de la crise, se renforcent. Pourtant, Deogratias Niyonkuru constate que l’Afrique a renoncé à sa culture, au contraire d’autres pays en développement, comme la Chine ou l’Inde:«Les causes sont multiples», explique-t-il. «La christianisation, l’Église qui a joué un rôle important pour le développement de ces pays a en même temps supprimé toutes les valeurs sur lesquelles reposaient ces civilisations. Celles-ci, comme toutes les civilisations bantoues, avaient pour valeur centrale le respect des aînés. Cela a disparu dans de nombreux pays, même s’il reste des exceptions, comme au Cameroun, où le respect de la chefferie et des ancêtres perdure. Mais d’une façon générale, on en arrive à des sociétés éclatées où ce respect n’existe plus. Au Burundi et au Rwanda, on ne respecte plus rien, il n’y a plus de chefferie traditionnelle. Et comme la religion chrétienne n’a pas vraiment pris, chacun se croit roi. Quand on voit les rares populations africaines qui sont en train de progresser, ce sont celles qui privilégient encore leur propre nourriture. Ce sont aussi ces peuples, pourtant très éloignés les uns des autres, qui, grâce au système de la tontine, contrôlent le commerce et l’industrie en Afrique. La culture est un ressort extrêmement profond. Suite à la crise, un certain nombre de ces mécanismes commence à se reconstruire. J’ai l’espoir que les ONG abordent ces questions.»

La question du genre

Les revenus sont la plupart du temps gérés par les hommes, alors qu’ils sont générés par les femmes!

Deogratias Niyonkuru défend aussi l’urgence d’une amélioration du statut des femmes rurales et dénonce leur oppression dans les cultures africaines, notamment en matière de gestion des revenus: ceux-ci sont la plupart du temps gérés par les hommes, alors qu’ils sont générés par les femmes!

Mais en même temps, il s’inquiète de ce qui se passe au nom de l’émancipation: «Sur ma colline, dans les collines voisines, pratiquement la moitié des jeunes filles ont mis au monde un enfant hors mariage, alors qu’elles sont encore chez leurs parents. Mais quel est l’avenir de ces enfants? On a prêché l’indépendance des jeunes femmes, ce qui les précipite vers des situations extrêmement pénibles. Je crois qu’il faut privilégier une véritable approche familiale. Par contre, j’insiste:il faut prêcher davantage les hommes que les femmes. Certains dilapident tout l’argent et se comportent comme des voyous.

Il faut refaire des formations qui intègrent femmes et hommes pour qu’ils acquièrent le même niveau de compétences et de prise de conscience, que les femmes acquièrent des biens propres, que ceux-ci puissent être gérés et repartagés dans le respect mutuel. Cette question du genre est fondamentale: les subdivisions des tâches ont conduit les hommes à investir davantage dans les cultures de rente et d’export, dont la valeur ajoutée est captée ensuite par les multinationales et oblige les femmes à se cramponner sur quelques cultures vivrières, sans investir les moyens qu’auraient pu procurer les cultures de rente.» Une condition, selon l’auteur, indispensable au développement de l’agriculture familiale: «Il faut cesser cette stratégie “rattrapagiste” de l’Occident, mais pour ça il faut arriver à tirer des revenus décents qui permettent aux familles de couvrir leurs besoins, de se scolariser et de se soigner. Or ça, on n’y arrivera pas tant qu’on ne peut pas investir dans l’amélioration de cette agriculture.»

Le combat des paysans, c’est un combat pour l’avenir de la planète.

Et l’auteur de conclure sur la belle idée d’un combat commun et transversal entre paysans du Nord et du Sud afin que le métier d’agriculteur ne continue pas à profiter à des multinationales et à des supermarchés. «Le modèle occidental tel qu’il est vécu est intenable pour l’humanité, on n’aura jamais assez d’eau. Il faut organiser une résistance mondiale, des partenariats entre les organisations paysannes du Sud et des organisations de la société civile du Nord. Le combat des paysans, c’est un combat pour l’avenir de la planète.»