Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Au-delà de la paille et la poutre


Dossier

La participation citoyenne au sein d’une commune ou d’un État régi par la démocratie représentative se heurte à différentes difficultés et objections. Elles diffèrent peu de celles qui interpellent la démocratie depuis ses origines jusqu’à son (dys)fonctionnement actuel. Il faut aller plus loin.


Il est assez classique d’entendre des élus saper la légitimité de l’expression citoyenne en arguant qu’elle ne représente qu’elle-même, qu’un petit groupe ou une minorité. Alors qu’eux représentent la majorité des électeurs qui leur a confié un mandat. Dans notre « société du spectacle », le score électoral mesure moins le consensus qu’incarne un candidat ou la pertinence de son projet politique que l’ampleur de ses moyens de campagne1. Ceux-ci dépendent de la renommée et des finances de son parti, alimentées soit par un système de dotation publique, soit par des sponsors, privés ou internationaux. Dans le premier cas prévalent les années de règnes précédents, ce qui défavorise toute nouvelle formation et entraîne un certain statu quo qui se distancie des évolutions de la société et de la population. La participation citoyenne vise entre autres à réduire cet écart. Dans le second cas interviennent la géopolitique et le lobbying d’intérêts particuliers, tous deux peu soucieux des préoccupations des électeurs. L’intervention de l’administration américaine, de l’équipe de Poutine ou d’anciennes puissances coloniales dans le financement de campagnes électorales ne relève pas d’un fantasme complotiste. Quant au mouvement français anti-establishment En Marche, son ascension fulgurante résulte moins de l’originalité ou de la justesse de ses propositions que des grands groupes financiers et médiatiques qui le soutiennent. Dès lors que les élus représentent non pas la ligne politique mais les intérêts de leur parti, des citoyens, volontaires ou désignés, ne seraient-ils pas un peu plus représentatifs des intérêts de la population ?

La question de la compétence

L’autre grand reproche adressé à la participation vise le manque de maîtrise des dossiers et des enjeux par les citoyennes et citoyens. C’est une vieille rengaine. Dès la formation de notre civilisation gréco-romaine, le peuple inspirait méfiance par son nombre et critique par son incompétence. Prenons le cas emblématique de Platon qui définit l’art de gouverner comme une science et en déduit que « jamais un grand nombre d’hommes, quels qu’ils soient, n’acquerront une telle science et ne deviendront capables d’administrer un État avec intelligence ». C’est le savant que Platon élit à la fonction politique, enjoignant du reste chacun à s’occuper de ce qu’il connaît. Tout comme il paraîtrait bien étrange « d’accorder aux ignorants et aux artisans le droit de donner leur avis sur la navigation et sur les maladies, et de décider comment il faut appliquer aux malades les remèdes et les instruments médicaux », ce n’est pas aux médecins, aux commerçants ou aux navigateurs de donner leur avis ou de décider en matière de politique. Ne pourrions-nous pas à présent retourner l’argument en disant que c’est aux médecins de prendre les décisions adéquates face au Covid-19 ? Que les politiques gagneraient à leur tendre davantage l’oreille qu’aux commerçants et aux navigateurs. Notons alors que ce qui distingue le roi-philosophe platonicien des technocrates actuels, c’est qu’il est désintéressé et possède à la fois la science de gouverner et la vertu de dispenser « comme il faut la justice et l’équité à tous ses sujets » 2.

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Depuis, la démocratie a gagné ses lettres de noblesse, le peuple a voix au chapitre. Cependant, son incompétence, son impulsivité ou sa courte vue sont toujours méprisées. Certes, ces traits peuvent lui être attribués, et nous déplorons également les décisions prises dans la précipitation ou l’ignorance, sous le coup de l’émotion ou de l’égoïsme. Ici aussi demandons-nous si ces tares n’affectent pas une part croissante des mandataires politiques. Sans leur parti, leurs bureaux d’études et leurs consignes de vote, quelle est la compétence des élus votant d’un dossier à l’autre, souvent sans l’avoir lu intégralement ?

La question de l’injonction

Vient ensuite le paradoxe d’une participation à la participation dès lors que tout le monde n’y participe pas. Si c’est sur une base volontaire, ne s’impliquera qu’une certaine partie de la population, en général déjà engagée dans la vie de la cité ou ayant des intérêts identifiés à défendre. On pourrait craindre que ne s’expriment que des positions extrémistes. Si c’est par désignation, par tirage au sort ou élection sans candidat, il y a risque d’insouciance, de désinvestissement voire de sabotage pouvant mener à des décisions inadaptées et peu démocratiques. Plus loin, des citoyens contraints de participer contre leur gré pourraient alimenter la tendance populiste au rejet des institutions et de la démocratie. L’élection sans candidat pouvant, quant à elle, favoriser les notables ou starlettes locales indépendamment de leur maîtrise des enjeux et de leur souci du bien commun.

Une fois de plus, les candidats qui se présentent aux élections peuvent faire les frais de la même critique que les participants volontaires. Les candidats d’ouverture risquent d’être sollicités pour les mêmes raisons que les citoyens désignés par élection sans candidat. Et les effets pervers attribués au tirage au sort ne sont-ils pas ceux que d’aucuns reprochent au vote obligatoire ? Nous pourrions encore brandir la question de l’alibi de la participation, de son instrumentalisation pour entretenir l’illusion démocratique ou contenir l’expression citoyenne. Et répondre la même chose.

La question n’est pas là

Nous voyons que les limites et écueils de la démocratie participative n’épargnent pas la démocratie représentative. Vu leur poids respectif dans le système actuel, il y a donc plus à craindre pour la démocratie et le bien commun du côté des mandataires politiques que des conseils citoyens. Un meilleur équilibre des deux pourrait modérer les dérives de la démocratie. Mais il ne faudrait pas faire de la démocratie directe et du tirage au sort le parangon de la démocratie et la finalité de toute mobilisation politique, comme y invitent les prêches approximatifs et tendancieux du populiste Étienne Chouard.

Il s’agit de concevoir la démocratie participative non comme une alternative à la démocratie représentative, et pas obligatoirement comme un complément à celle-ci, mais comme une occasion de s’approprier la démocratie, de lui redonner vie et sens, de se préoccuper du devenir commun, de sortir de l’individualisme et de l’apolitisme. Nonobstant leur imperfection et sans prétention déplacée, les pratiques participatives peuvent contribuer à endiguer le « despotisme démocratique » que redoutait déjà Tocqueville. Il pointait moins la tyrannie de la majorité qu’une démocratie lisse et acquise entraînant l’apathie politique des citoyens, cette léthargie conformiste ou désabusée laissant le champ libre au pouvoir étatique et administratif qui finit par former une « nation dans la nation »3.

Dans cette optique, on ne cherchera pas à représenter le peuple mais à prendre en compte la complexité des enjeux et des attentes en présence, en évitant les dispositifs de participation simplistes. On compensera le manque de compétence par de l’implication et l’autoformation collective. On donnera à la participation les moyens d’être à l’écoute des préoccupations des concitoyens, en particulier celles et ceux qui ont peu la capacité ou l’habitude de se faire entendre. Qu’on soit élu ou participant, la difficulté politique, c’est toujours de penser avec les autres – y compris les absents –, de décider pour tous. Les processus participatifs pertinents apprennent principalement à penser ensemble, que ce soit par des méthodes délibératives ou des pratiques plus créatives. Ces dernières devraient veiller à ce que, progressivement et sans commandement, la participation soit accessible à tout le monde sans passer pour une corvée. Cela demande quelques moyens et du temps4.

À tous ces titres, la participation vaut autant quand elle est instituée par les pouvoirs publics que lorsqu’elle passe par des collectifs autonomes ou des associations, des manifestations publiques ou la reprise en main du commun, de la solidarité et des besoins de base comme y invite le manifeste Pays dans un pays5. Elle peut même s’y avérer plus conséquente, instituante de nouvelles politiques.


1 Cette réflexion se voulant plus globale, nous ne nous attarderons pas sur les différents systèmes de composition de la majorité (coalitions, élections en deux tours, grands électeurs…).

2 Platon, Le Politique, traduit du grec par E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, pp. 232-233 et p. 238.

3 Alexis de Tocqueville, Le Despotisme démocratique, Paris, L’Herne, 2009, 99 p. Il s’agit d’une édition à part de la quatrième partie de son volumineux ouvrage de référence : De la démocratie en Amérique (1835 et 1940).

4 Parmi tant d’autres toujours plus actuelles, c’est une des motivations de la réduction radicale et collective du temps d’emploi avec revenu équivalent.

5 Actrices et acteurs des temps présents, Pays dans un pays. Un manifeste, Bruxelles, é