Espace de libertés | Mai 2018

Désobéir pour faire bouger les lignes


International

Ancien député européen, membre du parti radical italien, Marco Cappato est un militant laïque de la première heure. En février 2017, il s’est dénoncé à la justice pour avoir aidé à se suicider, en l’accompagnant en Suisse, Fabiano Antoniani, célèbre DJ italien devenu aveugle et tétraplégique après un accident. Son procès pourrait changer l’histoire du droit de mourir dans la dignité en Italie.


Pourquoi avoir décidé de vous rendre à la police italienne, après avoir accompagné Fabiano Antoniani en Suisse où le suicide assisté est légal? 

Parce que c’était une action non violente de désobéissance civile, pas simplement une violation de la loi. On parlait du risque de paralysie suite aux élections… mais le blocage politique institutionnel ne va pas commencer maintenant, il existe depuis longtemps. La première loi sur l’euthanasie a été proposée il y a trente-deux ans. Et pendant trente-deux ans, le Parlement n’a pas été en mesure d’en discuter. C’est un phénomène – qui n’est pas propre à l’Italie – d’incapacité des parlements à décider sur des thèmes aussi complexes. Il y a quatre ans, on a présenté une proposition de loi d’initiative populaire, on a récolté 70 000 signatures pour la légalisation de l’euthanasie. Mais le Parlement n’en a pas discuté. Donc on a commencé à aider publiquement les gens à aller en Suisse, j’ai ouvert un site web mais rien ne bougeait. J’ai donc décidé d’accompagner quelqu’un physiquement et de me rendre à la police afin que ça devienne un débat public. Maintenant, sur le banc des inculpés, il n’y a pas que moi, il y a aussi la loi. Mon procès a été suspendu parce que le juge a demandé à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi sur le sujet, car elle date de 1930.

Une loi adoptée sous le régime fasciste?

En pleine époque fasciste, oui. Cette loi dit que quiconque aide quelqu’un d’autre à se suicider doit être condamné à une peine de cinq à douze ans de prison. À l’époque, l’État fasciste avait besoin de dire:la vie est sacrée et personne n’a le droit de décider pour soi-même, parce qu’il y a une raison d’État supérieure. En 2018, une loi comme ça ne peut plus être utilisée pour un malade en phase terminale. La Cour constitutionnelle a maintenant une tâche très importante:décider de la constitutionnalité de la loi. Si je ne m’étais pas rendu à la police, ça n’aurait pas bougé, on aurait peut-être dû attendre des dizaines d’années.

Depuis, la loi «testament biologique» sur la fin de vie a été adoptée. Toute personne majeure en fin de vie a désormais le droit de renoncer aux traitements médicaux, à l’alimentation et à l’hydratation artificielles.

Cette loi est la conséquence de notre action, elle a été mise à l’ordre du jour du Parlement comme réaction à la désobéissance civile que j’ai entreprise. C’est un grand pas en avant et on a soutenu cette loi. Mais la Constitution italienne disait déjà que personne ne peut être obligé à un traitement médical. Le problème, c’est que quand il y avait un refus du médecin, il très difficile de faire respecter le droit constitutionnel. Il fallait aller devant un juge, ça prenait du temps, des années. Maintenant, c’est une loi immédiatement applicable.

Pourquoi devrait-on faire dépendre le droit de terminer sa vie du fait que l’euthanasie est active ou passive?

Mais ce n’est pas encore assez, parce que la loi ne peut pas être appliquée quand la souffrance et la maladie terminale n’induisent pas qu’on survive à cause d’un traitement médical. Si on prend le cas d’un malade du cancer, sa survie ne dépend pas d’une machine qu’on peut débrancher. Mais sa souffrance est, dans certaines situations, comparable à celle d’une personne dépendante d’une machine. Pourquoi devrait-on faire dépendre le droit de terminer sa vie du fait que l’euthanasie est active ou passive? Pour moi, le droit de terminer sa vie doit dépendre des conditions de souffrance et de maladie, pas de la technique à laquelle on est relié.

Des médecins ont annoncé qu’ils refuseraient d’appliquer cette loi, en invoquant l’objection de conscience, comme ils le font déjà pour l’avortement.

C’est toujours le problème:les lois ne sont pas respectées. Heureusement, la loi sur le testament biologique ne prévoit pas un mécanisme explicite formel d’objection de conscience, comme c’est le cas pour l’avortement. La direction de l’hôpital doit respecter la volonté du malade et s’organiser intérieurement avec ses médecins. C’est un devoir auquel le responsable médical ne peut pas se soustraire. J’espère que cette absence d’un mécanisme rigide d’objection de conscience permettra de ne pas avoir un boycottage de la loi, tel qu’il se pratique pour l’avortement.

Septante pour cent des médecins italiens refusent de pratiquer des IVG, voire 90% dans certaines régions. Comment l’expliquer? Le poids des traditions? Le lobbying de l’Église? 

Il y a une organisation de l’objection de conscience, certainement. Peut-être pas de l’Église directement, mais de tous les pouvoirs qui sont autour. Le nouveau pape n’a pas changé la position de l’Église vis-à-vis de ce sujet mais il a arrêté, disons, la politique de militarisation des institutions, ce qui était le cas avec Ratzinger. Il n’y a pas d’organisation directement coordonnée par le Vatican. Ce qui n’empêche pas les pouvoirs catholiques dans les hôpitaux, dans les syndicats, dans les partis politiques, et une influence toujours très forte. C’est peut-être l’une des raisons principales de ce phénomène. Mais un élément très important aussi, c’est l’évolution de carrière. Il y a des hôpitaux où les médecins ont des parcours de carrière qui vont plus vite s’ils sont objecteurs de conscience. C’est un cercle vicieux:dans certaines structures sanitaires, les médecins qui ne font pas objection de conscience sont obligés de ne faire que des avortements parce que personne d’autre n’en fait. Et à la fin, ils se disent:je deviens objecteur de conscience, sinon je suis mis dans un coin à ne faire que ça.

Ça mène à des situations dramatiques, comme cette femme enceinte de jumeaux décédée en Sicile parce que son médecin a refusé de pratiquer une interruption médicale de grossesse. Comment solutionner ce problème?

La région du Latium a fait des concours réservés aux médecins qui ne sont pas objecteurs de conscience. Mais ce n’est pas une garantie parce qu’ils peuvent toujours le faire après. La seule solution serait, je pense, de mettre fin à cette pratique de parcours privilégié pour ceux qui font objection de conscience, parce que ça devient une imposition de conscience. Il faudrait aussi être plus dur vis-à-vis des responsables sanitaires qui ne respectent pas la loi.

Les élections législatives ont eu lieu récemment en Italie. Comment expliquez-vous la montée du populisme et de l’extrême droite?

Il y a un message très fort des Italiens envers la classe politique au pouvoir ces dernières décennies:«On veut changer. Mais dans quelle direction?On ne sait pas.»D’un côté, la peur de l’immigration a sûrement été le facteur-clé pour la montée de la Ligue du Nord. Le Mouvement 5 Étoiles, c’est tout à fait différent, c’est plutôt un mouvement d’attaque contre la démocratie représentative, contre les privilèges de la politique. Il y a beaucoup de populisme là-dedans. En même temps, dans la législature qui vient de se terminer, quand on a réussi à faire approuver la loi sur la fin de vie, on a obtenu le vote favorable de ce groupe.

Ils sont donc progressistes?

Je ne dirais pas ça, parce que leur position change beaucoup. Par exemple sur l’union civile, le PACS à l’italienne, ils étaient favorables… mais à la dernière minute certains ont changé leur voix et la loi a failli ne pas passer. C’est un mouvement post-idéologique, qui ne fait pas confiance aux institutions. Le problème aujourd’hui, c’est le risque de paralysie, parce que personne ne veut faire d’accord.

Votre parcours est émaillé d’actes de désobéissance civile. La seule manière de faire bouger les choses selon vous?

En théorie, la démocratie représentative devrait nous suffire. Mais la réalité ne suit pas. Ça ne suffit pas de dire:on doit discuter au Parlement. Il faut raisonner et dialoguer, je suis d’accord. Mais la désobéissance civile, c’est une façon de mettre du cœur dans une direction opposée à ceux qui veulent attiser la peur. Nous, on veut plus d’espace de liberté. Pour ça, la désobéissance civile est fondamentale. Si on prend le cas de l’euthanasie, en faisant simplement des colloques et des débats, on reste dans un cercle de personnes informées et intéressées par le sujet. Quand j’ai accompagné Fabiano Antoniani en Suisse, c’était un cas précis:pas de la théorie, pas un débat bioéthique, mais un débat humain. Les gens ont pu en parler au travail, au bar avec les amis, c’est devenu un sujet passionnant de débat. Je ne dis pas que la seule façon d’y arriver est la désobéissance civile, mais je pense qu’on ne peut pas limiter ce genre de débat aux élites intellectuelles.