Espace de libertés | Avril 2018

Dossier

La défiance à l’égard de toute forme d’autorité ou de domination, quelle qu’elle soit, singularise 1968. Spécialiste de cette époque et plus spécifiquement des intellectuels, Boris Gobille (1) publie un essai décisif sur la manière dont les écrivants – notamment ceux de l’avant-garde – se sont emparés de Mai 68. L’autorité symbolique n’existe plus d’emblée, même celle des auteurs et des intellectuels.


Mai-Juin 68 contraint les écrivains, les avant-gardes surtout, à prendre position. Innervées par le structuralisme, proclamant la «mort de l’auteur» (notion bourgeoise), les avant-gardes littéraires semblent en phase avec la contestation anti-autoritaire qui anime le mouvement. Or, vous pointez une mise en crise des avant-gardes par la vague sociopolitique de Mai 68. Pouvez-vous déplier l’enjeu?

La «mort de l’auteur», proclamée par Roland Barthes dans Aspen Magazineen 1967 et dans la revue Manteiaen 1968, reste une mort très théorique. Les écrivains d’avant-garde qui se réclament du structuralisme, comme les animateurs de Tel Quel, continuent de publier des livres sous leur nom. Ce que change radicalement la contestation anti-autoritaire de Mai-Juin 68, c’est qu’elle remet en cause de façon très concrète toutes les formes d’autorité, et parmi elles l’auctoritasde l’auteur. Nul, pas même l’intellectuel le plus réputé, ne peut se prévaloir de son autorité symbolique pour parler plus haut et plus fort que tout le monde. Il lui est même impossible de s’en tenir à la signature de pétitions de soutien, à la façon de l’intellectuel en majesté: il doit se faire l’égal des contestataires (comme Sartre dans son entretien avec Cohn-Bendit publié le 20 mai 1968), se fondre dans la masse révolutionnaire et former des collectifs à égalité avec tous les autres. Les avant-gardes littéraires, qui se définissent depuis le surréalisme par la conjugaison de la radicalité politique et de la radicalité esthétique, ne peuvent pas ignorer cette grande destitution symbolique puisqu’elle est portée par un mouvement potentiellement révolutionnaire. Elles sont en quelque sorte mises en demeure de prendre position par rapport à ce qui, pourtant, défie leur prétention à la singularité.

Mai 68, c’est aussi l’appel à la créativité généralisée. Cela implique un égalitarisme radical des énonciateurs, une critique de l’accaparement du verbe par les seuls écrivains patentés. Comment les avant-gardes littéraires ont-elles réagi face à cette exigence?  

La revue Tel Quelavait acquis une forme de prééminence dans l’espace des avant-gardes juste avant 1968, en se réclamant d’une «science de l’écriture»reposant sur les avancées du structuralisme et en prônant une «révolution dans le langage»comme condition de la révolution réelle. Le spontanéisme de la créativité généralisée et l’égalitarisme des énonciateurs qui lui est associé la prennent à contrepied. En Mai-Juin 68, la créativité est en effet réputée révolutionnaire à condition qu’elle soit l’apanage de tous – et pas seulement de quelques avant-gardes – et la prise de parole généralisée réfute la coupure entre spécialistes (du langage ou de l’écriture par exemple) et non-spécialistes. Sauf à contrevenir à son identité même, Tel Quelne peut guère s’aligner sur cette démocratisation symbolique radicale et n’a d’autre choix que de surenchérir sur son «théoricisme»et de condamner «l’expressivité»de la contestation. En revanche, les animateurs du Comité d’action étudiants-écrivains (Maurice Blanchot, Marguerite Duras, Dionys Mascolo, plusieurs surréalistes), sont au diapason de cet égalitarisme. Certains avaient d’ailleurs déjà dénoncé, en 1967, la coupure entre «professionnels»et «non-professionnels»de l’écriture. Ils vont donc abolir le nom d’auteur, défendre l’im­personnalité révolutionnaire et expérimenter un «commu­nisme d’écri­ture». D’autres, mem­bres d’Action poétique ou du collectif Changequi entend alors disputer à Tel Quelson «monopole»avant-gardiste, vont se couler dans le mouvement critique sous deux formes. D’abord, et à l’image de ce qui se fait dans les usines et dans les facs, en occupant eux aussi un lieu (en l’occurrence la Société des gens de lettres). Ensuite, en reprenant à la contestation sa matrice symbolique: l’écrivain est redéfini comme un «écrivain-travailleur»soumis comme tel à l’exploitation matérielle, loin des mythologies du «génie»éthéré et exceptionnel. Ce qui mènera à une refonte (partielle) du statut d’auteur au milieu des années 1970 en France.

Quels sont les clivages qui traversent les avant-gardes et comment Tel Quel, Change, etc. conçoivent-ils l’articulation entre écriture et politique?

Les clivages sont bien entendu esthétiques, entre l’existentialisme et la littérature engagée, le Nouveau Roman et l’écriture blanche, le lettrisme, le surréalisme et l’écriture comme refonte de l’entendement humain, Tel Quelet le formalisme, etc. Les clivages tiennent aussi aux rapports entre écriture et politique. Les animateurs du Nouveau Roman, par exemple, n’engagent pas leur œuvre tout en engageant leur nom au côté de leur éditeur dans des combats parfois risqués, comme pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Tel Quelet Changepartagent en revanche l’idée que l’écriture elle-même doit concourir à la transformation révolutionnaire du monde. Pour Tel Quel, «l’écriture textuelle»a vocation à déconstruire l’écriture bourgeoise, la langue à travers laquelle la bourgeoisie reproduit sa domination. Pour Change, «la langue, en se changeant, change les choses». Mais Changediffère de Tel Quelen se réclamant plus volontiers de 1968. Elle convoque la grammaire générative de Noam Chomsky pour sa notion de créativité qui change les règles et fait droit la prise de parole et à «l’écriture généralisée».

Pourrait-on dire que, parmi les lignes de force de Mai-Juin 68, la subversion de toutes les formes d’autorité et de domination réelle ou symbolique (au nombre desquelles celles de l’auteur) est la dimension qui la singularise le mieux?

Toute situation révolutionnaire est un renversement de l’ordre existant. Mais ce qui singularise 1968, c’est la défiance à l’égard de toute forme d’autorité ou de domination, quelle qu’elle soit. Il s’agit de chercher des chemins d’émancipation individuelle et collective qui ne passent pas par la reconstitution d’un pouvoir, mais par la prise en main, par «la base», du destin commun. D’où la floraison d’expériences collectives horizontales, la préférence pour la démocratie directe, la critique de l’aliénation, etc. Certes, tout le monde ne partage pas cette vision, mais il est vrai que cette tonalité distingue 1968 d’autres événements révolutionnaires – et l’apparente, avec des différences notables évidemment – à des expériences autogestionnaires ou conseillistes. Songeons à la Commune de Paris en 1871 par exemple, la prise en main de l’administration publique en moins et peut-être l’effervescence créative en plus.

Ce qui singularise 1968, c’est la défiance à l’égard de toute forme d’autorité ou de domination.

Qu’en est-il aujourd’hui de l’hypothèse révolutionnaire, dans un monde acquis à un néolibéralisme triomphant? Est-elle barrée, en attente de résurgence? Un mot aussi pour conclure sur le lien entre retour d’un conservatisme littéraire, rejet des expérimentations avant-gardistes et abandon de l’horizon révolutionnaire?

Ce qui change entre les «années 68»où «le fond de l’air est rouge»comme disait Chris Marker, et notre contemporanéité marquée par l’emprise du néolibéralisme, c’est que le geste avant-gardiste est privé du bain contextuel qui lui donnait il y a cinquante ans une résonance qui dépassait le cercle des initiés. Même les hebdomadaires d’information générale s’en faisaient ponctuellement l’écho. Cela ne veut pas dire qu’il n’a plus cours aujourd’hui, ni qu’il a abandonné toute ambition de transformation radicale de l’ordre des choses, mais qu’il doit désormais faire avec un contexte adverse qui s’infiltre un peu partout.

 


(1) L’auteur est maître de conférences de science politique à l’École normale supérieure de Lyon, chercheur au laboratoire Triangle, unité mixte de recherche «Action, discours, pensée politique et économique».