Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Du pain et des jeux ? Une rencontre avec Laurent de Sutter


Dossier

Et si la dynamique de nos vies ne tenait plus qu’avec des « béquilles chimiques », pilules en tout genre destinées à nous aider à « tenir le coup ». Avec en prime, une offre de divertissements pour nous faire oublier le poids du quotidien et… diminuer notre excitation politique. C’est le parti-pris du philosophe Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit à la VUB (Vrije Universiteit Brussels). Analyse.


Vivons-nous dans une époque, un âge de l’anesthésie ? C’est en quelque sorte la théorie soutenue par le philosophe belge Laurent de Sutter, qui émet l’hypothèse d’une mise sous contrôle des affects, pour éviter notre « excitation politique ». But supposé : nous rendre plus obéissants, nous pousser à nous couler dans une société lissée, au sein de laquelle il s’agirait de « parvenir à réintégrer l’être dans ses limites, à étouffer l’appel du dehors auquel celui-ci tentait de répondre. Ce parallélisme étant opéré avec les malades maniaco-dépressifs auxquels l’on administre des substances chimiques, des médicaments en d’autres mots, pour calmer leur excitation, le priver de ses « énergies affectives ».

Des substances chimiques, des drogues, pour calmer les velléités politiques du peuple : c’est ce que nous vivons en silence depuis un siècle ?

Oui. Ou, pour être plus précis, ce que nous vivons en silence. C’est une certaine conception de l’être humain qui considère que sa vérité se situe dans son mode de fonctionnement chimique. Davantage qu’une volonté de contrôle des velléités politiques du peuple, ce que cette conception rend possible est le désir de contrôler l’être même des individus. Lorsque Emil Kraepelin décrivit pour la première fois ce qu’il appela « psychose maniaque-dépressive », en 1899, c’était déjà ça qu’il avait à l’esprit : en tant que directeur d’un grand hôpital psychiatrique, ce qu’il voulait éviter était que ses patients « maniaques-dépressif » ne s’abandonnent à leur phase maniaque, à ce qu’il appelait « irresein », c’est-à-dire, littéralement, « errance de l’être ». À ses yeux, un bon maniaco-dépressif était quelqu’un qui restait confiné dans les limites de son être, quelqu’un dont l’être n’errait pas, donc un dépressif. Et, pour cela, rien n’était plus efficace que l’anesthésique puissant qu’était l’hydrate de chloral. Bien entendu, Kraepelin n’est pas responsable de la généralisation des techniques d’anesthésie des individus visant à les circonscrire dans les limites d’un être qui ne fasse pas de vagues. Mais il fait partie de ceux qui ont contribué à les rendre imaginables.

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Cette forme d’anesthésie s’est-elle installée formellement, ou au contraire, au travers de petits pas malheureux ?

L’erreur à éviter serait d’imaginer qu’il y aurait là une sorte de complot, aiguillonné par les forces obscures du capital, de telle ou telle classe dominante. En vérité, ce qui s’est passé relève de l’incrémentation. Il se fait que l’invention des premières techniques d’anesthésie générale, puis locale, est contemporaine d’un certain nombre d’autres découvertes qui ont beaucoup inquiété les belles âmes. Outre celle de la « psychose maniaque-dépressive », il faut par exemple compter celle des « masses » ou des « foules », créatures menaçantes nées de la révolution industrielle et urbaine, et qui ont aussitôt été parées de tous les dangers. Comme dans le cas de la psychiatrie, le mot qui les résumait pour les premiers sociologues et criminologues à s’y intéresser était le mot d’ »excitation », de « sortie de soi », d’ »appel hors de soi » (ex citare, en latin), c’est-à-dire de sortie des limites posées à l’être. Nous sommes les héritiers de cette manière de penser, nous pour qui les dangers et les risques se cachent derrière chaque porte, chaque « excitation », surtout lorsqu’ils impliquent une dimension collective. C’est cet héritage qui fait que nous plébiscitons tant les remèdes à l’excitation, qu’ils soient chimiques, ou qu’ils prennent la forme de méditation, de volonté de ralentissement, etc.

Vous affirmez que nos vies ressemblent à des pharmacies, que toutes ces pilules seraient autant de béquilles qui nous permettent de tenir. Au-delà de la réalité pour certaines personnes, y voyez-vous une allégorie de notre époque ?

Tout à fait. Il s’agit d’une allégorie un peu grinçante et un peu paradoxale, du reste. Car si, d’un côté, l’injonction à « être soi-même » résonne à nos oreilles sous d’innombrables formes (par exemple celles du développement personnel), de l’autre côté y satisfaire ne peut désormais se faire que par le recours à des prothèses chimiques. De sorte qu’on n’est vraiment soi-même, dans le monde contemporain, que lorsqu’on nous rajoute quelque chose dont le principal effet est de nous couper de tout ce qui pourrait excéder nos limites, comme c’était déjà le cas pour les patients de Emil Kraepelin. Pour être tout à fait exact, en d’autres termes, il faut un peu plus d’être, de sorte à être moins. Face à un tel paradoxe, il y a de quoi devenir un peu fou, et il me semble que c’est bien ce qui se produit. De fait, il est à la fois impossible et indésirable d’être soi-même. C’est impossible, car nous sommes en permanence traversée par d’autres choses que nous-mêmes, comme des deuils, des désirs, des chagrins, des rires, des révoltes, des excitations qui font que nous ne cessons de déborder, et indésirable, car cela signifierait nous plier à une injonction qui équivaudrait déjà à renoncer à être soi-même. Je pense qu’une grande partie de ce qui explique la généralisation de la dépression dans nos sociétés gît dans cette injonction paradoxale.

Dans votre livre, vous évoquez également la pilule contraceptive, comme source de frein à l’excitation féminine. Cela relève-t-il de la même analyse que l’utilisation des dérivés de la cocaïne, vous ne faites pas de différence ? Ou est-ce ce lien avec les problèmes de dépression que vous avez voulu mettre en exergue ?

La pilule est souvent considérée comme un grand bien, à juste titre. Pourtant, dès les années 1970, certaines féministes avaient tiré la sonnette d’alarme face à ce qu’elles percevaient comme une technique très problématique de reprogrammation du corps des femmes lorsque celui-ci marchait trop bien. Aujourd’hui, des chercheurs ont montré combien, la pilule pouvait être cause de dépression, de chute de libido, voire de maladies plus graves. Les historiens ont aussi rappelé que la conception de la pilule a été promue et financée par des femmes qui défendaient des programmes eugénistes, comme Margaret Sanger. Même là où une sorte d’empowerment a semblé voir le jour, des forces contradictoires ont joué, qui mêlaient contrôle hormonal sur le corps des femmes, effets déprimogènes et hostiles à l’excitation, et, bien entendu, chimie. De ce point de vue, la pilule, comme la cocaïne, les antidépresseurs et bien d’autres substances, peuvent être lues comme un excellent exemple de l’âge de l’anesthésie dans lequel nous vivons.

Vous posez une question : la pharmacie du capitalisme fait-elle de nous des drogués obéissants ? Vient évidemment la question du pourquoi ?

Justement. Je crois que l’enjeu posé par le triomphe contemporain de la chimie est précisément celui de la manière dont nous allons nous débarrasser du « pourquoi ». Ce dont nous avons besoin est plutôt de nous demander « comment ». À savoir : comment allons-nous faire pour nous débrouiller avec ces technologies chimiques de telle manière qu’elles puissent servir d’autres programmes que ceux de l’anesthésie de l’être ? Il n’y en effet aucune fatalité à ce que les antidépresseurs, la pilule contraceptive, les drogues récréatives, les somnifères, etc., ne produisent rien d’autre qu’une sorte d’hébétude fatiguée, d’où tout désir, toute excitation, a été effacée. Il est possible d’inventer d’autres usages de la chimie du cerveau qui nous permette d’explorer des dimensions inconnues de nos existences, au-delà des limites posées à ce qui serait notre être. La question devrait donc être celle de savoir comment nous allons faire pour sortir de nous-mêmes, pour devenir autre chose de plus intéressant que les travailleurs épuisés, les fêtards à béquilles ou les dormeurs agités que la chimie nous permette d’être aujourd’hui. C’est particulièrement vrai dans le domaine politique, où nous manquons de manière cruciale d’excitation, celle-ci étant la plupart du temps captée par les petits kicks de sérotonine que produisent nos explosions de rage sur les réseaux sociaux. Ce qui est encore une autre forme d’anesthésie chimique.