Espace de libertés | Mai 2020 (n° 489)

Économie culturelle : l’incalculable, valeur refuge


Dossier

La sphère culturelle ne fait pas suffisamment partie des activités valorisées tant par le politique que par le pouvoir économique, si ce n’est dans le cadre des industries créatives. Les dernières décisions du gouvernement flamand l’ont encore prouvé. Alors que la crise sanitaire bouleverse notre planète et, pour certains, nos modes de fonctionnement, un diagnostic est à établir : « contre quoi », précisément, repenser la culture ?


On le lit, on le sonde, de nombreux articles et tribunes relaient le désir de profiter de la crise sanitaire pour repenser en profondeur le projet de société. Ce qui s’entend par « en profondeur » varie selon les prises de position. Mais la question culturelle est très peu abordée. Or, si le système économique en place génère inégalités locales et globales, destruction de la biosphère, sixième extinction massive, impuissance à répondre aux jeunes générations qui l’interpellent, il ne peut se maintenir et entretenir l’illusion d’être la seule issue sans s’appuyer sur la puissance politique culturelle. Avec des industries qui habituent les corps et les esprits à un flux permanent qui phagocyte l’attention, cette saturation biopolitique transforme les individus en terminaux de la profusion d’images et de sons facilement assimilables, créant l’addiction à toutes les logiques courts-termistes et les métabolisant. Les contenus importent peu. C’est la quantité qui compte, une série après l’autre, un stream après l’autre. Là, comme dans tous les autres domaines, le quantifiable prime.

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Sortir de la règle de l’audimat

Pour diverses raisons – et principalement à la suite de l’instrumentalisation du dualisme culture populaire et culture savante, substituant culture marchande à culture populaire –, cette mainmise sur les imaginaires n’est critiquée que sur des canaux rarement audibles par le grand public. C’est à ce monopole des industries culturelles qu’il faut s’attaquer si l’on souhaite que l’intelligence collective élabore des solutions aux impasses mortifères du capitalisme. Lorsque Bernard Stiegler évoque les grandes plateformes de l’industrie culturelle qui règnent en «  contrôlant la production, l’exploitation et la diffusion des rétentions et des protentions » – c’est-à-dire le contrôle de l’accès aux supports culturels (rétention) et le contrôle de l’accès à la captation par les data par rapport à ce que leurs contenus engendrent comme expériences sensibles permettant de désirer l’avenir (protention) –, le philosophe parle d’une annihilation de « toute supériorité de ce qui échappe au calcul » et d’une volonté de faire disparaître « ce qui échappe au calcul ». Cela, parce que l’ensemble du système est soumis « à la règle de l’audimat, soit à celle de la consolidation computationnelle qui s’enferme dans les chambres d’écho algorithmiques et les renforcements récursifs que génèrent le profilage et tout le système qu’il déclenche. »1

Principe du revirement : l’incalculable, l’indisponible du monde

La mise en chantier d’un autre projet de société, après la crise sanitaire du Covid-19, doit s’appuyer sur une politique culturelle qui redonne dans la société, à toutes les échelles, des échanges humains, et interspécifiques, avec une place prépondérante à l’incalculable, à ce qui échappe au biopouvoir computationnel (big data, Big Brother). Mais aussi à ce que Hartmut Rosa appelle « l’indisponible du monde » (renoncer à vouloir tout exploiter) ou à ce que le philosophe Baptiste Morizot2 nomme « l’intraduisible », ce à quoi il ne faut pas renoncer, pour inventer de nouvelles choses.

La culture dans tous les rouages décisionnels

C’est joli, mais comment s’y prendre ? Poser que la culture, avec les indistinctions de ses définitions, façonne les modes de vie grâce à tout ce qui donne forme au temps de vivre, au jour le jour, par exemple. Ce principe doit devenir actif à tous les niveaux du débat démocratique. Qu’il s’agisse de questions judiciaires, éducatives, économiques, environnementales, lois du travail, développements technologiques, chaque fois que l’on discute de ce qu’il convient de produire et pour qui.

Pour ce faire, une instance culturelle concrète, à inventer, veillera à ce que dans les palabres, nécessairement plus sinueuses, soit toujours pris en compte le facteur humain non calculable. Cette instance, renouvelée par tirage au sort, impliquerait des anthropologues, des historiens d’art, des sociologues de la culture, des artistes, des amateurs d’art, des éducateurs, des médiateurs. Elle impulserait une transversalité des savoirs et contribuerait à décontaminer les cerveaux des référents culturels produits par les industries (et à court-circuiter leurs lobbys). Elle produirait une vulgarisation intelligente de tous les débats pour qu’un plus grand nombre de citoyens et citoyennes puissent s’impliquer activement dans les enjeux de modes de vie.

Un marché de la culture à l’aune du non-rentable

Le deuxième vecteur de changement peut se traduire par le soutien à un secteur culturel qui ne renforce pas le pouvoir prescripteur de l’audimat et de l’effet de synchronisation qu’il provoque au niveau des goûts et des couleurs. Un secteur qui doit avoir les moyens de déconstruire l’envoûtement qu’exerce cet audimat sur une grande partie de la population.

C’est privilégier un champ d’activités culturelles régi par d’autres logiques temporelles : on a le temps, on prend le temps. On veut favoriser une vie culturelle propice aux effets de résonance. Une vie culturelle bien remplie, ça inclut aussi du vide, de l’ennui, des déceptions. Cela nécessite une éducation à la culture plus rigoureuse, plus dense, plus structurée, à tous les âges, avec pignon sur rue et des moyens de communication au moins aussi conséquents que ceux dilapidés par le marketing au service des cultures industrielles. Cela, on le comprend, va bien au-delà de ce que le PECA (Parcours d’éducation culturelle et artistique), très louable, met en place.

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Un marché des différences

Multiplier les chances d’être surpris, de rencontrer l’incalculable, l’intraduisible, pourrait constituer une troisième piste d’action. Les circuits alternatifs, à taille humaine, sont soutenus massivement. Non pas pour qu’ils deviennent les grands labels de demain, hyper-rentables, mais pour ancrer le pluriel et la différence dans les pratiques les plus répandues. Les éditeurs qui publient des auteurs peu lus, les labels qui sortent des enregistrements peu écoutés, les espaces qui exposent des plasticiens peu connus seront valorisés et accompagnés de dispositifs de médiation conséquents, de campagne promotionnelle de grande ampleur. Il faut encourager la diversité, les différences, les formes mineures, les expressions minoritaires. Cela renforcera la densité des sensibilités plurielles et ne pourra qu’être bénéfique au niveau de tous les dispositifs sollicitant l’intelligence collective des citoyens et citoyennes. Ce marché de la diversité et des formes mineures doit être financé ambitieusement. En matière de personnes qui y travaillent, d’artistes qui peuvent en vivre, de lieux de rencontres et de diffusion, de créations d’outils d’éducation, de moyens d’information et de communication. Sans jamais rien laisser dépendre du niveau des recettes. Professionnalisons l’évaluation de l’audience qualitative, du rayonnement de l’incalculable.

Là où la culture métabolise les principes démocratiques

Le « bras armé » doit être l’éducation permanente. C’est là qu’il est vraiment question de « médiation culturelle » capable d’agir sur la société. L’essentiel est de tisser les liens entre pratiques culturelles quotidiennes et élaboration de modes de vie dans toutes leurs dimensions politiques, économiques, écologiques. Rendre compétents les individus sur toutes les questions qui organisent la vie : relations entre culture et science, économie, crise climatique, égalité, droits fondamentaux. Éduquer à ces relations, c’est former à s’impliquer dans tous les processus démocratiques participatifs. L’éducation permanente doit, en ce sens, être refinancée et se doter d’un réseau de lieux plus visibles, plus accueillants, en connexion avec universités, écoles, laboratoires, institutions culturelles. Avec un personnel plus nombreux, bien rémunéré. Avec la capacité de créer des outils pédagogiques à grande échelle, une chaîne de radio/télévision transversale, un grand magazine tous publics, un essaimage efficace des nombreuses analyses plurielles associant de nombreuses assemblées citoyennes. Tout ce travail dopera, dans un second temps, les autres secteurs culturels relativement aux programmes, créations artistiques, contrats pour artistes, diffusions et audience signifiante. Quant aux « communs de la culture », tout le monde en sortira gagnant.


1 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, tome 2 : La Leçon de Greta Thunberg, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020.
2 Baptiste Morizot est pisteur de loups, il utilise beaucoup cette dénomination comme une manière de lire les signes laissés par les animaux.