Espace de libertés | Avril 2018

Dans son dernier livre, l’historienne Ludivine Bantigny fait resurgir l’essence de ce moment politique et social dont l’enjeu était de changer la vie. Partant d’une recherche approfondie dans les archives de toute la France, son livre s’attache à la diversité des protagonistes, à l’intensité du moment et à son inventivité, plutôt qu’aux mythologies convenues. Le fil rouge: sortir des identités assignées!


De Mai 68, on a tout dit, tout écrit. Selon vous, cela reste malgré tout un moment subversif?

Dans la mesure où dix millions de personnes décident du jour au lendemain d’arrêter de travailler, en occupant entreprises, usines, universités ou lycées, on peut dire que Mai 68 fut subversif. Outre les grèves et les occupations, il y eut aussi une interrogation profonde sur les modalités mêmes du travail, sur le problème de l’emploi qui commence à se poser… Les archives de la grève permettent de reconsidérer les «Trente Glorieuses», notamment en termes de réalité des conditions de travail et d’existence. Cinq millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, une réalité occultée de détresse sociale. La question de l’emploi commence à être une inquiétude lancinante – concernant les jeunes et leurs débouchés. Mais 68, c’est également une subversion des codes:l’évènement a créé de la capacité à agir, à se sentir légitime pour définir des revendications et des projets, en interrogeant les hiérarchies et les identités. Il y a là l’idée d’un partage du politique qui la subvertit en soi, en remplaçant des critères par d’autres:la concurrence par la solidarité, la compétition par le commun, le marché par le partage… C’est subversif en termes de genre enfin:les femmes, même si cela reste compliqué, même s’il y a des tensions, participent à ce mouvement. Des ouvrières occupent leurs usines, plantent leurs tentes, organisent des sit-in. Le corps est engagé, très impliqué: s’asseoir par terre, s’approprier les lieux, pour les femmes de l’époque, ce n’est pas rien.

S’asseoir par terre, s’approprier les lieux, pour les femmes de l’époque, ce n’est pas rien.

À travers la lecture de ce quotidien que vous retracez au fil des archives, on découvre une France plurielle qui se donne rendez-vous en 68.

Comme la grève a lieu partout, cela concerne aussi bien la plus petite entreprise des Vosges de moins de quinze salariés que des bastions comme Renault-Billancourt, Nantes ou Saint-Nazaire. Y compris dans un milieu très rural, du moins peu urbanisé, le mouvement prend forme du côté des agriculteurs et des paysans. Tout cela crée des convergences et des solidarités avec le mouvement ouvrier, étudiant ou salarié de façon plus générale. À partir des archives issues des interpellations et des arrestations, on découvre par ailleurs une gamme très étendue de métiers, de statuts, et aussi d’une communauté d’âge. On s’est focalisé sur les étudiants, mais ce qui frappe, c’est la diversité sociale des mobilisations. On croise sur les barricades plongeurs de restaurants, coursiers, employés de banque, boulangers, infirmiers et ingénieurs… Dès les premiers affrontements, des rencontres incroyables se passent entre des univers sociaux qui ne se parlaient pas jusque-là. Ce brassage se rapporte au projet politique de 68:une volonté de sortir des identités assignées.

Comment cette volonté s’exprime-t-elle?

Dans les lycées, on réfléchit par exemple à la pédagogie, aux conditions de la transmission du savoir. Dans les entreprises, on se demande si on a vraiment besoin des contremaîtres et parfois même des patrons, puisque la question de l’autogestion est posée. Les danseuses et les danseurs de l’Opéra de Paris se demandent comment ils pourraient intervenir dans la société pour améliorer le rapport de chacun à son corps. Dans tous ces cas, il s’agit de se sentir en prise avec le monde et d’y conquérir une autonomie sans rapport avec l’individualisme.

Pourtant, Mai 68 est devenu pour beaucoup une étiquette avec ses figures imposées, ses passages obligés. Certains allant même jusqu’à vouloir liquider le mouvement et son héritage. Finalement, n’est-ce pas ce discours critique envers 68 qui l’a emporté, plus que le mouvement lui-même?

Il fallait évoquer 68 uniquement de façon ludique parce qu’il ne fallait plus de luttes sociales.

Les nombreuses déformations véhiculées au sujet de Mai 68 sont problématiques:cela n’aurait été qu’une révolte de petits-bourgeois, devenus ces «soixante-huitards»qui auraient sacrifié l’esprit du mouvement, une génération parfaitement intégrée à un système néolibéral au nom d’une supposée idéologie qui serait responsable des maux actuels à travers l’individualisme ou le présentéisme. Longtemps, cette vision critique a été hégémonique. Elle a gagné pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies. Elle a commencé à l’emporter au début des années 1980. Ce n’est pas anodin, au fond. Il fallait en finir avec 68, en présentant le mouvement comme celui de «fils à papa»qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient… C’est vrai que le profil et la carrière politique de certaines figures, toujours les mêmes, toujours citées, a facilité la chose, en prétendant qu’ils étaient tous intégrés au système. C’est d’autant plus paradoxal que cette critique émerge au moment où la gauche arrive au pouvoir, gauche qui n’a absolument pas envie d’entendre parler de 68. Évidemment, il fallait évoquer 68 uniquement de façon ludique parce qu’il ne fallait plus de luttes sociales, mais bien plutôt des modèles d’entrepreneurs à la Bernard Tapie… Face à cela, il importait de revenir à l’évènement, et donc aux innombrables archives produites qui permettent de l’envisager à tous les niveaux, dans son éclat et sa diversité, en balayant les clichés qui sortent de quelques cerveaux. Car 68, c’est tout le contraire du repli sur soi, de l’égoïsme ou du narcissisme:c’est l’expression d’une solidarité très active.

Et cette solidarité reste-t-elle active aujourd’hui?

En faisant l’histoire de 68, on voit à quel point il s’agit d’un passé très vivant, très vivifiant même. Il peut être réactivé par des espoirs, par des projets que ce soit de réformes très ordinaires, ou des projets plus révolutionnaires. L’événement a montré la politique dans son sens le plus fort, dans la capacité à faire société et à prendre en charge ses propres affaires, en se les réappropriant, et cela peut nous inspirer encore aujourd’hui. Pour avoir vécu Nuit debout de l’intérieur, il y a des effets d’écho incontestables, et ce, sans aucun fétichisme. Il y a des ressemblances comme l’occupation d’espaces publics. Occuper un lieu donne une force qui, très vite, est exponentielle:il suffit d’être sur la place, et tout à coup, vous êtes rejoints par d’autres. Le mouvement a donné aussi énormément à penser, notamment en termes d’imaginaire politique, avec la mise en partage de solidarités, de projets, une créativité qui est à la portée de chacun, comme en 68.

Il y avait aussi cette volonté de penser le collectif, le commun, et y compris en continuant à espérer dans le communisme, sans qu’il soit bureaucratique et totalitaire, et c’est ce qui revient aujourd’hui. Il y a une fraction de la jeunesse qui repense la question du commun parce qu’on sent bien, vu la crise sociale, environnementale, qu’on peut basculer à tout moment dans des abîmes.

S’il devait rester une seule chose de cette période, ce serait…

Ce qui m’a frappée, c’est l’importance des projets, de tous les projets, du «changer la vie». Ce n’est pas alors un slogan… 1968 est une expérience sensible du politique. Ce ne sont pas que du discours et des pratiques, mais de la joie et aussi la peur de ne pas être à la hauteur de l’événement. On sait qu’on vit un moment historique et cela rend heureux:ce ne sera plus jamais comme avant, se dit-on. Cet espoir d’émancipation, cet espoir de sortir d’un monde pesant, étouffant, même quand on vit correctement, même quand on n’est pas précaire, même quand on n’est pas au chômage, fait de 68 une promesse d’un changement profond dans la mesure où des alternatives sont devenues légitimes, et d’autant plus qu’elles sont portées alors par dix millions d’individus.