Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

« En Vérité, en Vérité, je vous le dis… »


Dossier

Quelle place occupe la « bonne parole » dans la religion ? Pour le philosophe et historien de la religion, Baudouin Decharneux, celle-ci tend à imposer une vision unique et absolue de la vérité. Laquelle serait plutôt un processus évolutif, par nature non dogmatique.


La complexification du monde fait craindre au professeur de l’ULB, membre de l’Académie royale de Belgique, une fragilisation de l’État laïque : la simplification de la vérité offerte par les religions est un excellent outil de manipulation, assure-t-il.

Théorie de l’évolution versus créationnisme : c’est sans doute l’illustration la plus frappante de l’opposition entre vérités scientifique et religieuse. Cette opposition est-elle inévitable ou ces deux vérités peuvent-elles être envisagées dans une dialectique ? 

Dans un cas comme celui-ci, on ne peut pas mettre en tension deux formes de vérité touchant la pensée scientifique. Les différentes tendances religieuses tendent à défendre le principe de « chacun sa vérité » : les non-croyants seraient ainsi convaincus que les fossiles datent du Jurassique, tandis que les croyants, eux, savent qu’ils ont été disséminés par Dieu pour induire les non-croyants en erreur. Ce n’est pas correct. La notion de vérité ne trouve sa pertinence que dans la mesure où on l’applique à un objet de pensée. Saint Augustin fait d’ailleurs partie de ceux qui ont vu clair à ce sujet. Il identifie trois formes de vérités : celles de type mathématique, que l’on pourrait extrapoler au domaine de la science aujourd’hui, qui sont des vérités en soi. Puis, les vérités de type dialectique : il s’agit de propositions qui s’affrontent dans un débat, et desquelles une forme de vérité va se dégager. On ne peut pas dire « chacun sa vérité » : une proposition se révèle toujours plus vraie que l’autre, car il y a une hiérarchisation (bien que non scientifique) des opinions. Enfin, il y a les vérités théologiques, qui nécessitent l’adhésion à la foi. Ce sont des raisonnements considérés comme vrais par ceux qui partagent cette foi, mais qui perdent toute validité pour les autres. Entre ces trois grands types de vérité, il y a une hiérarchisation décroissante.

Le philosophe et scientifique britannique Bertrand Russell affirme, dans Religion and Science (1935), qu’ »un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire ».

Les scientifiques modernes – contrairement à saint Augustin quand il parlait des vérités mathématiques – reconnaissent que la vérité présente est susceptible d’évoluer. Par exemple, en matière d’observation du ciel, nous sommes aujourd’hui parvenus à un stade de connaissances qui nous conduisent, sinon à des certitudes, du moins des représentations assez proches du réel. Mais il apparaît tout à fait évident qu’avec le développement des technologies, ce que l’on sait aujourd’hui ne sera qu’une infime partie de ce que l’on aura découvert dans les prochaines décennies. De même, les découvertes des Grecs durant l’Antiquité, bien qu’en partie dans le juste, sont infimes au regard de nos savoirs actuels. Les vérités sont au cœur d’un processus évolutif.

Partagez-vous également le point de vue de Russell selon lequel la religion est non seulement incompatible avec la recherche de vérité scientifique, mais lui est même nuisible ?

Russell était un athée très radical. Je suis sans doute l’un des seuls laïques à penser ainsi, mais je crois qu’il peut y avoir une complémentarité entre sciences et religion, à condition que leurs discours ne s’interpénètrent pas au mauvais endroit.

Dans l’Évangile, Jésus dit « Je suis la Vérité », et non pas « Je dis la vérité ». Une religion dit-elle le vrai ou propose-t-elle un discours sur le vrai ?

C’est très intéressant : quand Pilate demande à Jésus « Qu’est-ce que la vérité ? », Jésus ne répond pas. Ce silence peut être interprété de différentes manières, dont la suivante : la vérité dont fait état Pilate est une vérité spirituelle. Comment convaincre quelqu’un de la foi, ou d’un sentiment comme l’amour, si cette personne ne parvient pas à le voir d’elle-même ? La foi est un lien particulier qui ne fait appel à aucune réponse objective, à aucune démonstration de type philosophique ou logique cherchant à s’approcher de la vérité par la raison. Ce que l’on prête à Jésus, ce sont donc des comportements d’ordre spirituel plutôt que religieux. Mais dans les faits, en dépit de cette parole biblique, les religions font constamment des démonstrations de vérité et sont, le plus souvent, dans une volonté de puissance.

Le dogme est à la religion ce que l’axiome est aux mathématiques.

Les religions auraient donc tendance à monopoliser la vérité ?

Certainement. Elles ont une prétention à dire la vérité et à ne pas la partager, à se présenter comme les détenteurs de la vérité absolue. Or, selon les doctrines et les idées que l’on tire des différentes représentations religieuses, ce rapport à la vérité varie fortement. La question du dogme est aussi très présente dans la religion : il s’agit d’une vérité que les croyants sont supposés admettre sans s’engager dans un quelconque processus de démonstration. Le dogme serait à la religion ce que l’axiome est aux mathématiques. Mais cette posture est-elle acceptable pour le non-croyant ?

En cas de conflit entre vérité légale et vérité religieuse, est-ce la loi des hommes ou celle de Dieu qui prévaut ? Dans quels débats de société cette tension se manifeste-t-elle encore aujourd’hui ? 

Dans un État régi par le principe de laïcité, les personnes donnent à la vérité religieuse le statut qu’elles jugent bon pour elles. Un athée et une personne très croyante peuvent chacune avoir un mode de vie que l’autre réprouve, mais qui ne tombe nullement sous le coup de la loi. Celle-ci prévaut sur les dispositifs religieux, voire éthiques. Mais l’opposition entre conviction religieuse et vérité légale reste très marquée de nos jours, en particulier dans le domaine de l’éthique justement. Par principe, au nom de certaines valeurs, des personnes croyantes considèrent par exemple certaines avancées en bioéthique, ou encore l’avortement, comme inacceptables. Elles les jugent inacceptable non seulement pour elles-mêmes, mais également pour autrui : on n’est donc pas dans une logique de conviction personnelle, mais bien de vérité imposée au reste de la société. Les gens de religion considèrent souvent que leur religion surplombe l’éthique. Cela pose une autre question : faut-il croire en la vérité en soi ou considérer que la vérité est une recherche ? Si la vérité est une recherche, cela ne veut pas dire pour autant qu’il existe une multitude de vérités différentes, mais cela signifie qu’on reconnaît à la vérité un processus évolutif. Or, à partir du moment où vous croyez détenir la vérité en soi – par exemple divine – le dialogue avec les autres est inévitablement entravé.

Assiste-t-on à un retour du religieux et une crispation autour de la question de la vérité ? Si oui, peut-on interpréter ces phénomènes comme une réponse à la complexification du monde ?

C’est exactement ça. Le religieux apporte une réponse simple à des problématiques de plus en plus complexes. Or, la plupart des citoyens ne sont pas suffisamment outillés pour gérer cette complexité nouvelle du monde et de leur quotidien. Ils sont donc davantage manipulables, en proie à l’idée d’une solution toute faite que tentent de leur vendre certains. La simplification outrancière des enjeux est l’une des grandes dérives du monde contemporain, et en cela, les religions sont d’extraordinaires outils de manipulation.

Avec le risque de fragiliser l’État laïque ?

Je pense en effet que cela le fragilise très fortement, parce que ça pose la question des limites de notre démocratie. Le postulat de celle-ci est que chaque citoyen qui vote est capable de s’éclairer, ne fût-ce que partiellement, par rapport aux grands enjeux qui le touchent. La démocratie est un système qui implique un assez haut degré d’éducation pour l’ensemble des citoyens. Or aujourd’hui, on est en droit de se demander si le plus grand nombre parvient encore à s’éclairer, à déceler la vérité. C’est très inquiétant. Face à cela, la religion permet, de façon générale, de manipuler les citoyens par l’émotif. Puisqu’elle a souvent été transmise durant l’enfance, la religion fait en effet partie de l’infrastructure de l’individu ; c’est au travers de ce rapport affectif que l’on parvient à manipuler au mieux une personne – tandis qu’une manipulation par la raison et la logique éveille davantage la méfiance. La religion est une zone sensible chez le citoyen : ses défenses intellectuelles y sont plus faibles.