Espace de libertés – Janvier 2017

Est-il venu le temps du mépris de l’État de droit?


Dossier
Disons-le sans ambages: le refus, mi-décembre dernier, du secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations d’exécuter un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles qui obligeait le gouvernement à respecter une décision du Conseil du contentieux des étrangers – qui est une juridiction administrative indépendante – est extrêmement troublant.

Il ne s’agit pas ici d’une énième péripétie politicienne comme il en éclate pratiquement chaque semaine, mais bien une remise en cause explicite d’un des fondements les plus importants de notre système démocratique. La position de M. Francken n’est pas que le reflet de l’idéologie d’un parti en particulier. Elle engage tout le gouvernement comme l’a reconnu le Premier ministre quand il a annoncé qu’il utilisera tous les recours à sa disposition pour refuser de s’exécuter sans verser les astreintes auxquelles l’État a été condamné. Bien entendu, Charles Michel soutient avoir « le plus grand respect pour l’institution judiciaire » et prétend réduire les propos de la N-VA à une simple stratégie de communication avec laquelle il a dit prendre ses distances.

Le droit est-il optionnel?

Mais comment encore porter crédit à de telles déclarations lorsque la plus haute instance du pouvoir exécutif refuse tout net de se plier à une décision d’une instance du pouvoir judiciaire? Comme le dit Christian Berhendt, cette position du gouvernement revient à créer une sorte de « droit optionnel » qui permettrait à un condamné de décider de ne pas exécuter sa peine. Et le professeur de droit constitutionnel de rappeler que, hélas, ce genre de situation a tendance à se reproduire depuis quelque temps, et de citer comme exemple la saga du survol de Bruxelles.

Cependant l’affaire prend ici une tout autre dimension. Non seulement parce que, pendant ce temps perdu en manœuvres dilatoires, la survie de personnes de chair et de sang est cyniquement mise en jeu, mais également parce que l’État pourrait très bien accorder les visas litigieux sans que cela entraîne de conséquence négative pour le pays. L’enjeu est donc symbolique. Et politique.

Il reste que les conséquences sont destructrices, y compris pour l’équilibre sociétal de l’ensemble du pays à long terme. Alors même que l’État se base sur des décisions de justice pour expulser des demandeurs d’asile, il décide de ne pas en exécuter d’autres parce qu’elles ne cadrent pas avec ses choix politiques du moment. Voici une fâcheuse perversion d’un principe qui fonde la démocratie depuis au moins trois siècles: la séparation des pouvoirs.

Ce qui trouble plus encore, c’est que l’épisode survient au moment où ce gouvernement implémente une grande réforme de la justice, peut-être la plus importante jamais entreprise dans l’histoire de la Belgique. Le présent dossier de ce numéro d’Espace de libertés n’en donne d’ailleurs qu’un faible aperçu tant le projet est ambitieux. Mais, si les craintes qu’exprime notamment Michel Claise, juge d’instruction spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière, sont fondées, alors, peut-on croire que le pouvoir exécutif ait réellement programmé la liquidation du pouvoir judiciaire?

En tout cas, et pour en revenir à l’affaire des visas de la famille syrienne, le parti de gouvernement que dirige M. De Wever n’a pas hésité à se lancer dans une campagne médiatique de dénigrement du pouvoir judiciaire. Il dénonce un « gouvernement des juges », qu’il prétend « déconnectés de la réalité », poursuit et affirme que si le Conseil d’État devait persister sur la voie de la délivrance de visas humanitaires à l’étranger, cela constituerait « un problème politique majeur ».

Le caractère sibyllin et vaguement menaçant du propos doit retenir l’attention. Il remet en lumière la nécessité absolue de se mobiliser pour l’un des combats les plus fondamentaux que mène le mouvement laïque belge depuis des décennies: celui de la démocratie et du respect de l’État de droit. Ce combat n’est pas passé de mode. Ce que nous vivons en ce moment le prouve malheureusement.

Affaires douteuses et démocratie

Quelques jours plus tôt éclatait une autre affaire tout aussi problématique. Le « Kazakhgate », feuilleton aux rebondissements quasi quotidiens que les médias se font un plaisir – et un devoir – de nous faire suivre pas à pas. En quoi est-elle exemplaire? D’abord, nous y trouvons tous les ingrédients d’un bon scénario hollywoodien: de l’argent comme s’il en pleuvait, de sombres milliardaires aux noms imprononçables et aux avoirs suspects, des personnalités politiques au faîte de leur pouvoir, de discrètes avocates, des porteurs de valise louches, un vénérable Ordre de chevalerie très chrétien, des amitiés sulfureuses, des fanfaronnades, des dénégations, des stratégies politiciennes… Et par-dessus tout un profond malaise qui secoue toute la société.

Se mobiliser pour la démocratie et le respect de l’État de droit est une nécessité absolue.

À quelque chose malheur est bon, dit-on. Avec un certain recul, nous pouvons en effet affirmer que la presse joue ici pleinement son rôle de vigilance démocratique. Elle révèle au grand jour ce qui aurait dû rester caché. Elle furète partout et met le doigt sur les trous des mémoires défaillantes ou les petits arrangements entre gens comme il faut. La manière dont les révélations s’enchaînent dans cette affaire déplaisante n’est pas sans rappeler d’autres grandes révélations. Les journalistes qui participent à l’European Investigative Collaboration en savent quelque chose, eux qui enchâssent dossier après dossier avec une rare détermination.

Sans doute n’est-ce pas ici le lieu de jouer les enquêteurs et moins encore les procureurs.

Mais il est diffi cile de ne pas réfléchir à ce que ces affaires révèlent sur l’état de notre société, de notre pays et de la démocratie. Les observateurs sont éberlués, les cyniques fascinés, les rieurs s’en étranglent tandis que les poujadistes jubilent. Après les fastes du sensationnel, gare à ne laisser place qu’aux cendres refroidies de nos utopies.