Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

Idées qui roulent n’amassent pas mousse


Dossier

Le mouvement des Lumières est censé nous avoir aidés à sortir des préjugés et de l’intolérance, et à nous faire progresser vers le bonheur, la liberté et le savoir. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, tout le monde va de son opinion, qu’elle soit éclairée ou obscurantiste. Comment raison garder à l’ère numérique ?


Il n’y a pas de réseaux sociaux. Des entreprises multinationales basées aux États-Unis ont créé et mis en ligne de gigantesques et tentaculaires pompes à profit dont le but est de phagocyter des informations précieuses sur notre personnalité, nos comportements, nos opinions, nos préférences. Ces informations, nous n’avons pas sciemment consenti à les leur transmettre : elles nous les soustraient subrepticement, par d’obscurs procédés techniques, et sans nous rémunérer pour ce don, d’une valeur marchande pourtant inestimable. Une fois ces informations collectées, elles les revendent à prix d’or – les data sont l’or du XXIe siècle – à d’autres entreprises qui en font un usage tout aussi obscur et tout aussi rémunérateur. Et pour que nous consentions à ce hold-up, ces multinationales nous ont présenté leurs machines à sous comme des lieux d’échanges d’opinions et d’informations, intéressants et variés, où « il se passe toujours quelque chose » et dont il est presque inimaginable de ne pas être un usager fervent et fanatique. Et pour en donner une image socialement acceptable, elles les ont baptisées « réseaux sociaux ».

Mais pour que ça marche et que ça rapporte – les GAFAM1 collectent à elles seules 72 % des recettes publicitaires mondiales (Chine exclue) sur le Web –, il faut que l’internaute reste le plus longtemps possible en ligne. Le modèle économique des réseaux numériques, basé pour 98 % sur les recettes publicitaires, leur impose en effet de maintenir au maximum l’utilisateur connecté sur la plateforme, afin qu’il soit exposé à toujours plus de messages publicitaires. Autrement dit, il faut que vous restiez en ligne afin que la machine à sous numérique puisse vous diffuser le plus grand nombre possible « d’offres personnalisées » payées bien cher par des annonceurs. Et afin que vos données récoltées (par vos clics, vos likes, vos partages) soient le plus nombreuses possible. C’est comme à Las Vegas : plus vous continuez à jouer en espérant gagner à la prochaine partie, et plus le casino empoche.

Rester branché

Comment faire pour vous pousser à rester branché ? C’est le secret des algorithmes de la machine. L’univers des réseaux numériques peut être comparé à une « bulle filtrante »2 : il maximise le plaisir de l’usager en lui donnant accès à ce qui lui plaît et en le protégeant de ce qui lui déplaît ou l’indiffère. Grâce aux algorithmes alimentés par les données que vous avez postées, les profils, les clics, les likes et les cookies, vous êtes abreuvé de contenus correspondant à vos goûts, tels qu’ils sont déduits de la collecte de vos data3. De ce fait, vous dupliquez d’autant plus volontiers ces contenus vers vos « amis » ou followers, ce qui renforce chacun dans sa conviction d’avoir raison et le prive d’une vision plus multilatérale. Ce phénomène a été appelé « boucle de renforcement » : les algorithmes de mon réseau m’envoient des multitudes d’avis allant dans le même sens que le mien ; je me persuade ainsi que tout le monde pense la même chose que moi.

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Sur les réseaux et en ligne, le critère de la crédibilité d’une information devient la recommandation par les pairs, au détriment de la validation par les professionnels ou les experts : plus un contenu a été liké et dupliqué par mes « amis » sur le réseau, plus je le validerai comme authentique et plus je le dupliquerai moi-même. C’est ainsi que se répandent notamment les fake news, c’est-à-dire des contenus pseudo-journalistiques sciemment fabriqués pour tromper le public. Ce genre de manipulation n’est pas neuf : dans les années 1980, le virus du sida a été présenté comme une arme biologique développée par l’armée américaine ; en 2003, la présence (imaginaire) d’armes « de destruction massive » en Irak a été avancée pour légitimer l’invasion anglo-américaine. Mais jamais auparavant ces mensonges n’avaient connu de moyens aussi vastes et aussi rapides pour permettre leur propagation. Et surtout, jamais auparavant cette propagation n’avait généré autant de profits. Ainsi, pendant la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis, près de 150 sites gérés par des adolescents depuis la Macédoine du Nord fabriquaient des milliers de fake news destinées à renforcer les convictions de partisans potentiels de Trump, créant ainsi une « boucle de renforcement » favorable au candidat. Chaque « clic » sur une de ces fake news générait des recettes publicitaires via AdSense, l’outil de monétisation de Google, ce qui assurait à chaque auteur de ces sites, selon le Wall Street Journal, un revenu de cinq à dix mille dollars par mois.

Le cycle du mensonge

Ce cycle économique du mensonge caractérise de façon exemplaire ce que l’essayiste américain Ralph Keyes4 a appelé, en 2004, l’ère de la post-vérité. Ce qui caractérise cette ère, c’est que les émotions ressenties ou les croyances y ont plus d’influence que les faits avérés sur les représentations sociales et les comportements. La circulation des informations telle qu’elle est profilée par les algorithmes des sites entraîne, d’une part, une cécité à toute vérité qui contredirait les convictions de l’internaute et, d’autre part, un renforcement de ces convictions.

L’appel à faire taire « celui qui ne pense pas comme moi » est une pulsion élémentaire, tapie dans notre cerveau reptilien. Mais la civilisation a eu pour effet de refouler cette pulsion.

À la lumière de ces constats, les « débats » qui sont censés se dérouler sur ces « réseaux sociaux » prennent une tout autre allure. Il s’agit moins d’échanger des arguments que de fournir des aliments à la machine à profit en constituant des blocs de duplicateurs. Chaque opinion postée en ligne donne lieu à la constitution d’un bloc de duplicateurs qui tend algorithmiquement à s’accroître, ce qui maximise les gains de la plateforme. Cet accroissement crée l’illusion d’un poids de cette opinion dans l’élaboration des représentations sociales. Mais il s’agit sans doute d’une illusion d’optique, car le bloc est purement virtuel. Son opinion est cependant, parfois, répercutée par les médias professionnels, lorsque ceux-ci croient y déceler « un fait de société ». Cette attestation entraîne alors la création d’un autre bloc de duplicateurs, opposé au premier mais tout aussi virtuel. Avons-nous assisté à une véritable confrontation d’idées, susceptible d’ébranler les fondamentaux ? Je ne le pense pas.

La séduction de la muselière

Toutefois, cette émulsion de discours s’accompagne souvent d’appels lancés à la puissance publique, ou à des opérateurs culturels ou éducatifs, pour qu’ils fassent taire le bloc antagoniste ou d’autres porte-parole, au besoin par la contrainte. Et plus les discours sont aisément récusables, plus l’appel à censurer les contradicteurs de ces discours se fait pressant, démontrant ainsi leur fragilité. C’est ici que l’on mesurera la résilience de l’État de droit. Si des bourgmestres, des propriétaires de théâtres, des autorités académiques cèdent au chantage et annulent des débats ou des représentations pour « éviter des troubles », alors il y a lieu de s’inquiéter sérieusement pour la liberté d’expression.

La Cour européenne des droits de l’homme l’a affirmé avec force, dans un arrêt célèbre : la liberté d’exprimer des opinions inclut celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »5. Ainsi, la liberté d’expression peut être considérée comme la seule liberté qui ne soit pas limitée par l’interdiction de nuire6. L’appel à faire taire « celui qui ne pense pas comme moi » est une pulsion élémentaire, tapie dans notre cerveau reptilien. Mais la civilisation a eu pour effet de refouler cette pulsion, de la rendre inexprimable. Lui rendre « droit de cité », c’est régresser.


1 Google (ou Alphabet), Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et leurs filiales.
2 Eli Pariser, Filter Bubble : What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.
3 Jacob Weisberg, « The Autocracy App », dans The New York Review of Books, LXV, no 16.
4 Ralph Keyes, The Post-Truth Era : Dishonesty and Deception in Contemporary Life, New York, St. Martin’s Press, 2004.
5 Arrêt Handyside c/ Royaume-Uni, CEDH, 7.12.1976 ; confirmé par l’arrêt Sunday Times c/ Royaume-Uni, CEDH, 26.4.1979.
6 Selon l’expression imagée de Bernard Mouffe.