Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Libres ensemble

Dans son «  Petit manuel pour une géographie de combat  », Renaud Duterme pointe non pas, à proprement parler, un impensé des analyses du système capitaliste, mais un élément largement passé sous silence : sa logique spatiale, sa connexion intrinsèque avec une vision prédatrice de l’espace. Un point de vue original.


Interrogeant les phénomènes spatiaux à l’œuvre dans le capitalisme (conquête, colonisation, expropriation des populations autochtones, expansion illimitée…), le jeune professeur de géographie diplômé de l’ULB nous livre des outils réflexifs et, partant, des instruments de combat. Ce qui implique de revitaliser la science des territoires, à savoir de rompre avec sa tendance descriptive afin d’inventer une géographie combative, populaire, au sens où Howard Zinn parle d’histoire populaire.

Global connectivity, illustration.
Le capitalisme est sans aucun doute l’un des principaux facteurs des déséquilibres écologiques que connaît notre planète. © Kit design/Science Photo Library/AFP

Comment expliquez-vous que la logique spatiale du capitalisme, sa nature « spatiophage », ait été et est toujours souvent négligée dans les innombrables études qui lui sont consacrées ? Les approches historiques, politiques et économiques ont-elles occulté, laissé en rade l’angle géographique ? Si oui, pourquoi ?

La géographie est clairement le parent pauvre de l’analyse du capitalisme, bien qu’elle figure en filigrane dans l’analyse de nombreux travaux, non seulement chez Karl Marx, mais également chez Adam Smith ou Karl Polanyi. Cette désaffection pour la géographie en tant que telle tient à mon avis principalement à deux éléments. Le premier est la mauvaise réputation de la géopolitique en raison de l’instrumentalisation de cette dernière par la puissance nazie. De ce fait, et en particulier dans le monde francophone, nous avons assisté après la Seconde Guerre mondiale à un désintérêt relatif pour les sciences géographiques au détriment d’autres disciplines, à commencer par l’histoire. Les choses ont timidement évolué à partir des années 1970, notamment à la suite des travaux d’Yves Lacoste. Le deuxième élément, qui découle du premier, est le rejet par de nombreux mouvements marxistes dogmatiques de cette géopolitique, souvent associée à l’impérialisme et au fascisme pour les mêmes raisons que celles évoquées précédemment. Ce qui est d’autant plus regrettable, car plusieurs figures de la gauche libertaire du xixe siècle furent pourtant des géographes (pensons à Pierre Kropotkine et bien sûr à Élisée Reclus). Le résultat fut une prépondérance – en particulier dans les milieux scolaires et académiques – d’une géographie technicienne occultant les rapports de force et de domination. À noter qu’au sein du monde anglo-saxon émergera bien plus tôt une géographie nettement plus radicale, principalement incarnée par des figures étasuniennes, à commencer par David Harvey à partir des années 1970.

Quels sont, d’une part, les invariants de la conception spatiale du capitalisme depuis ses commencements et, d’autre part, les nouvelles mesures qu’il déploie à l’heure de sa mondialisation ?

Le capitalisme a toujours été un système intrinsèquement contradictoire. Or, parmi ces contradictions, l’une qui est toujours fondamentale à l’heure actuelle est sa nécessité de faire face à sa tendance inhérente à la surproduction, et donc de trouver des débouchés pour ses marchandises et ses capitaux. Or, dès ses débuts, on constate que l’expansion spatiale a précisément eu pour but de lui fournir ces débouchés (en particulier à travers l’expropriation, le colonialisme, l’urbanisation ou le « développement » des pays du Sud). Bien évidemment, la singularité de notre époque est que cette logique capitaliste s’est étendue à l’ensemble de la planète, ce qui rend plus difficile la conquête de nouveaux espaces. De ce fait, les rivalités des puissances capitalistes risquent bien de se faire de plus en plus aiguës, ce qui peut se traduire tout aussi bien par des tensions économiques et commerciales que par des conflits armés. En outre, le capitalisme a toujours eu besoin d’externaliser les coûts écologiques liés à ses processus de production. Depuis ses débuts, cette externalisation s’est faite également dans le temps. Pensons à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ou à l’épuisement des sols lié à l’agriculture intensive et, dans l’espace, à l’extraction de ressources dans d’autres pays, aux transferts d’activités polluantes, aux conquêtes de nouveaux écosystèmes. Or, ici encore, la finitude de la planète rend de plus en plus difficile cette invisibilité des coûts écologiques inhérents à la production de masse. C’est donc la légitimité du système qui peut s’en trouver menacée.

Vous analysez le moteur expansionniste du capitalisme et son besoin de conquête qui ont mené à son extension généralisée. Vous alertez sur le point de non-retour atteint de nos jours : alors que le système a besoin de constamment élargir ses cercles pour générer du profit, pour sortir de ses crises structurelles, il est devenu à ce point hégémonique qu’il n’a plus de dehors, d’espace géographique à conquérir. Que risque-t-il de mettre en œuvre afin de sauvegarder sa religion du profit pour une petite minorité et afin de trouver un dérivatif à ses contradictions dont on voit plus que jamais la teneur explosive ?

Tout d’abord, il faut souligner que la mobilité des marchandises, des capitaux et, dans une moindre mesure, des personnes à l’échelle mondiale permet déjà aux classes dirigeantes et « possédantes » d’employer de nouveaux mécanismes pour accroître leurs profits et discipliner les revendications salariales. Citons notamment la mise en concurrence des travailleurs du monde entier ou le chantage à l’investissement exercé sur les instances nationales afin qu’elles soumettent leur population aux exigences des « marchés » (flexibilisation des salaires, coupes budgétaires, diminution des impôts pour les entreprises et les plus riches, privatisations). Mais, comme vous le signalez, la situation évoquée précédemment est inédite, ce qui peut d’ailleurs laisser penser que le système s’effondrera de lui-même. C’est peut-être vrai à long terme, mais sur du court et du moyen terme, l’une des forces du capitalisme est sa capacité à profiter des chocs pour étendre sa logique de marché sur tout ce qui lui échappe encore. De ce fait, la tragique ironie est que l’instabilité et l’insécurité générées par ses contradictions vont permettre aux classes possédantes de faire passer des mesures impopulaires que les populations n’accepteraient pas en temps normal. C’est d’autant plus vrai que les catastrophes (naturelles ou humaines) fournissent déjà de nouvelles niches pour des capitaux à la recherche de rentabilité. Pensons aux produits financiers spéculant sur ces événements ou aux grandes firmes liées de près ou de loin à la sécurité qui ont de beaux jours devant elles. En définitive, sans mobilisation contre la mainmise de l’économie sur l’ensemble de la société, ces acteurs qui sont les plus responsables du désastre seront pour une grande part ceux qui en profiteront encore davantage.

Ilakaka sapphire mines, Ilakaka, Fianarantsoa province, Ihorombe Region, Southern Madagascar, Africa
L’externalisation des coûts écologiques, liés aux processus de production, aboutit à une accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, à l’épuisement des sols, à l’extraction de ressources d’autres pays.

Plutôt que de définir cette ère comme anthropocène, parleriez-vous de « capitalocène » ? Quelles sont les armes qu’une géographie de combat fournit afin de parier sur une sortie d’un système qui nous mène au désastre (désastre social, environnemental, noétique) ?

Le capitalisme est sans aucun doute l’un des principaux facteurs des déséquilibres écologiques que connaît notre planète. Cela dit, je ne pense pas que rajouter un néologisme puisse faire avancer la bataille des idées, bataille que la gauche anti-productiviste a déjà bien du mal à gagner au sein de l’opinion publique. Le terme d’ »anthropocène » me semble donc approprié, même s’il doit impérativement être nuancé, notamment en soulignant ses limites, et en particulier sa nature trop englobante considérant l’humanité comme indivisible et occultant les rapports de domination et d’exploitation. Dans ce contexte de dégradation écologique et sociale, la géographie doit justement nous conduire à articuler les différentes échelles et, par conséquent, à envisager des solutions locales (développement des services publics, transition écologique, agriculture de proximité) au sein de combats plus globaux (remise en cause des traités de libre-échange, annulation des dettes illégitimes, etc.). Pour ce faire, il est donc impératif de viser une géographie plus populaire, c’est-à-dire se focalisant sur le quotidien des peuples et des opprimés, de façon à fournir à ces derniers des outils de compréhension et de lutte qui s’avéreront cruciaux dans les années à venir.