Espace de libertés – Janvier 2017

La place du pouvoir judiciaire en péril?


Dossier
Dans une démocratie, l’équilibre repose sur le principe de la séparation des pouvoirs: chaque pouvoir interagit, contrôle l’autre, en limite les excès. Il est essentiel que, comme les deux autres, le pouvoir judiciaire soit fort, indépendant et impartial pour jouer son rôle, c’est-à-dire qu’il soit neutre et ferme par rapport à toute pression extérieure, qu’elle vienne d’un milieu politique ou économique.

Reposant sur une structure classique, la Constitution belge a réparti le pouvoir de l’État entre trois piliers. Le pouvoir législatif adopte les lois, les décrets et les ordonnances. Il est essentiellement exercé par chacun des Parlements, c’est-à-dire, au niveau fédéral, la Chambre des représentants et parfois le Sénat. Il contrôle aussi le pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif, c’est officiellement, au niveau fédéral, le roi, qui agit avec l’aval du gouvernement. Ce dernier dirige le pays et fait en sorte que les lois soient appliquées de manière concrète. En réalité, depuis plusieurs décennies, le pouvoir exécutif est de plus en plus puissant et d’aucuns pensent que le pouvoir législatif suit aveuglément l’avis du gouvernement. Le troisième pouvoir est le pouvoir judiciaire. Ce sont les juges. Ils appliquent les lois pour trancher des conflits. Les conflits peuvent être privés, entre des personnes, et parfois des conflits avec l’autorité publique. Les juges vérifient également si les actes du pouvoir exécutif (les arrêtés royaux par exemple) ne violent pas les lois.

L’indispensable indépendance des juges

stephanie-pareit-la-justice-tire-son-plan-15Les influences, les partialités, les atteintes peuvent être frontales. Chacun comprend qu’un homme politique ne peut pas être jugé par une personne qui lui doit sa nomination. Personne n’aimerait être jugé par un magistrat qui est rémunéré, directement ou indirectement, par la partie adverse. Nous ne voudrions pas nous présenter devant un juge qui a publiquement pris parti pour la cause opposée à celle que nous défendons.

L’indépendance du pouvoir judiciaire ne doit pas être comprise comme un privilège réservé à une corporation professionnelle.

C’est pour cela qu’il faut des juges indépendants. L’indépendance du pouvoir judiciaire ne doit donc pas être comprise comme un privilège réservé à une corporation professionnelle. C’est une exigence pour que la justice soit rendue par des juges forts, sereins et apaisés. C’est une exigence au service du citoyen. Si le juge n’est pas élu, il n’en est pas moins légitime que les deux autres pouvoirs, car il est un des garants de l’État de droit.

Pour garantir cette indépendance, les conditions de nomination des magistrats sont objectivées: c’est le rôle du Conseil supérieur de la justice. Les juges ne sont pas soumis à un parti, un homme politique ni un ministre, fût-ce le ministre de la Justice. En contrepartie, ils doivent être neutres et ne peuvent pas exprimer leurs propres convictions philosophiques, religieuses ou politiques: c’est ce qu’on appelle le devoir de réserve. De même, les juges ne peuvent pas être fragilisés et doivent rester à l’abri des tentations. Leur statut est un gage de sécurité et de stabilité. Aucune pression extérieure ne peut les conduire à fermer un dossier, à ralentir une enquête, à juger dans un sens déterminé. C’est pourquoi ils sont nommés à vie et ne peuvent être déplacés que dans de strictes conditions. Avec la mobilité accrue des magistrats, certains s’inquiètent que cette indépendance ne soit plus garantie.

Mais le péril peut être plus insidieux et venir de conditions de travail affaiblies par un manque de moyens. C’est la « clochardisation » de la justice, pour reprendre le mot terrible du président d’Avocats.be. Or, l’organisation judiciaire manque de personnel. La vétusté du matériel informatique provoque retards et désorganisations au quotidien. Enfin, l’accès à la justice est mis en péril par le sous-financement du service d’aide juridique. Ce fléau ne concerne pas que les plus pauvres. Avec l’augmentation des droits de greffe, des indemnités de procédure et l’introduction de la TVA sur les prestations d’avocats, au taux de 21%, c’est un luxe désormais de recourir aux services d’un professionnel du droit pour être aidé dans les dédales d’une procédure.

Le temps judiciaire: entre lenteurs, rapidité et efficacité

Si le juge ne dispose pas d’un outil informatique adéquat, s’il n’a pas accès à une documentation complète et performante à l’heure où les avocats s’engagent dans la voie de l’intelligence artificielle, si le juge est dépassé par le nombre de dossiers car il n’y a plus suffisamment de magistrats nommés dans sa juridiction, s’il n’a plus le temps d’accueillir le citoyen, de l’écouter, de comprendre le litige et de rechercher la meilleure solution; s’il ne peut, parfois, rétablir l’égalité des armes quand le rapport de force est disproportionné, et si, de son côté, le citoyen n’a plus les moyens de mener un procès, la justice est-elle encore garantie?

Cependant, si une des vertus de la justice est sa lenteur, la justice doit aussi être efficace et ne pas perdre de temps. Il faut se recentrer et prendre le temps là où c’est essentiel: lorsque l’avocat reçoit et écoute son client, lorsqu’il étudie son dossier, lorsque l’audience est consacrée à une écoute attentive et un questionnement pertinent, lorsque la décision est mûrie et vérifiée pour être juste.

Quelques idées pour une justice efficace, moderne et audacieuse

Le développement des modes alternatifs de règlement des conflits est une priorité du ministre de la Justice. Loin de crier au déni de justice ou à la privatisation de l’institution, on peut y voir au contraire une chance pour le citoyen de se réapproprier son litige, à tout moment. Sans scepticisme, il est important que les juges soient prêts à juger mais aussi à concilier, à encourager la médiation, à entériner des accords. Si la justice recèle une parcelle de pouvoir, elle doit aussi se montrer humble et s’adapter à tout moment à l’évolution du litige.

L’intelligence artificielle ne remplira pas tout le champ du travail d’interprétation du juge, qui restera seul à juger, à pondérer les intérêts en présence, à soumettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne ou à remettre en question une jurisprudence. L’intelligence humaine, dans ses formes multiples, ne peut être totalement remplacée. Mais l’outil est presque là, les avocats s’y investissent, et les juges doivent aussi pouvoir en parler sans frilosité. Ensemble avec les barreaux, nous devrions imaginer un outil, le partager de la même manière et aux mêmes conditions, y recourir comme soutien à la réflexion. Bien conçue et bien utilisée, elle pourrait permettre à chacun de retrouver du temps pour l’écoute, la compréhension du litige, la créativité pour aboutir à la solution la plus adéquate.

La participation du citoyen à la justice doit être encouragée.

La participation du citoyen à la justice doit être encouragée. Mais elle pourrait être mieux ciblée. Il n’y a pas que la cour d’assises qui loue les mérites de l’échevinage. D’autres juridictions sont composées de magistrats de carrière aux côtés de citoyens désignés spécialement pour les assister: le tribunal du travail, le tribunal de commerce, le tribunal d’application des peines. Or, la compréhension des situations et l’efficacité des solutions sont souvent mieux rencontrées lorsqu’elles sont partagées avec des gens de terrain. La plupart des magistrats qui ont travaillé avec des assesseurs citoyens affirment cet enrichissement dans l’analyse des dossiers. C’est donc une voie qu’il faut encourager, promouvoir et si possible développer dans d’autres matières.

La séparation des pouvoirs a été consacrée par l’apport de Montesquieu mais l’existence de ces trois composantes de l’État existe depuis les temps anciens. La tradition grecque en a consacré les forces et Aristote plaidait déjà: « Dans tout État, il est trois parties, dont le législateur, s’il est sage, s’occupera, pardessus tout, à bien régler les intérêts. »

Comme la justice, la sagesse est une vertu. Je plaide avec conviction pour des mesures d’économies sages, en ce sens qu’elles ne compromettent pas l’institution judiciaire. Et je plaide pour que les magistrats accueillent avec sagesse, mais aussi enthousiasme, les innovations concrètes qui faciliteront leur organisation et dégageront du temps à consacrer à l’essentiel de leur métier: l’écoute et la curiosité pour offrir la meilleure solution au cas individuel qu’ils ont à juger.