Espace de libertés | Mai 2019 (n° 479)

Laïques et musulmans pour la citoyenneté


Libres ensemble

En Belgique, divers mouvements liant islam et laïcité ont existé – et continuent d’exister – comme Les Laïques musulmans ou le Centre citoyen belge musulman laïque. Pour ces militants, qui font de l’émancipation et de la citoyenneté des moteurs de leur action, il faut une rupture claire avec l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), ce clergé institutionnel soutenu par l’État.

À entendre Fouad Benyeklhef du mouvement Les Laïques musulmans, alors qu’on assiste à une sécularisation de la société belge, on fait comme si la minorité musulmane était figée, sclérosée par la religion. Comme si ce vent de sécularisation ne l’atteignait pas : « Il y a un rempart communautaire qui postule que chaque individu de culture ou d’ascendance musulmane serait assoiffé de religiosité. Aussi, pour chaque problème, à l’instar de la radicalisation, la solution ne peut être que religieuse. »

La question musulmane étant considérée comme religieuse uniquement, le terme même de « laïcité » fait l’objet d’une grande confusion.

Musulman n’est pas forcément religieux

Ce maintien des musulmans dans la sphère religieuse est dû à la reconnaissance par l’État belge de l’Exécutif des musulmans de Belgique. « L’État n’est plus équidistant des différentes logiques religieuses, en l’occurrence la musulmane. Il favorise un groupe de citoyens par rapport à un autre, finance et reconnaît une seule vision de l’islam. Une vision conservatrice et réactionnaire, de surcroît, qui est en train de s’ériger comme un magistère doctrinal grâce à une petite minorité d’intégristes religieux, essayant de faire passer leur vision propre pour des aspirations populaires musulmanes. »

Dans cette logique, l’État fait le jeu du communautarisme, en parlant des « musulmans », comme on peut le lire dans l’arrêté royal régissant l’EMB, une prétendue communauté homogène, ce qui serait une entorse à la laïcité pour le militant laïque. « En enfermant les citoyens dans une appellation religieuse, l’État ne joue pas son rôle de protecteur : il ne les considère pas comme des citoyens. Il n’a pas à juger qui est musulman et qui ne l’est pas, qui croit et qui ne croit pas. Il doit reconnaître un culte, pas une communauté », continue Fouad Benyeklhef.

Pour les associations musulmanes laïques, cette confusion offre la possibilité à l’Exécutif des musulmans de sortir de ses compétences : il n’est pas dans la gestion du culte, mais prend position sur des sujets de société, en imposant un agenda religieux, sans se baser sur une aspiration citoyenne. « Leur dénomination leur permet de se prononcer au nom des musulmans, en jouant sur cette confusion du culte avec les individus. C’est une mise sous tutelle qui empêche d’entendre les aspirations populaires, avant tout sociales, en faveur des libertés individuelles », ajoute encore Fouad Benyeklhef.

Quel projet laïque musulman ?

Certains militants laïques ont essayé de se départir de l’influence de l’Exécutif, comme Hamid Benichou du Centre citoyen belge musulman laïque. « Je suis un citoyen belge de confession musulmane et je refuse que ma religion soit entre les mains d’imams et d’un Exécutif des musulmans qui ne nous représente pas ». Selon lui, il faut aussi sortir des généralisations. « Toute personne issue de l’immigration marocaine n’est pas nécessairement musulmane. Et si elle l’est, elle ne fréquente pas systématiquement la mosquée. Ces gens sont avant tout des citoyens. »

En 2014, cet ancien policier a lancé son association de citoyens belges de confession musulmane « libres », en dehors de toute confrérie religieuse, composée d’hommes et de femmes, refusant tout accommodement raisonnable. Une association censée constituer un pendant à l’Exécutif des musulmans, comme autre interlocuteur auprès des politiques. « Le monde associatif doit être entendu, parce qu’il exprime la réalité du terrain. Nous ne sommes pas que des “musulmans”, mais des citoyens de confession musulmane qui ne veulent pas être représentés par des imams. Le politique a perdu beaucoup de temps, et continue d’en perdre. Depuis vingt ans, en quoi les responsables de mosquées ont-ils contribué à apaiser les tensions ? En rien. Si l’on veut une politique citoyenne, il faut d’abord écouter les acteurs qui agissent pour la citoyenneté au sein des associations socioculturelles, écouter les gens qui embrassent l’action d’insertion citoyenne par les entrées politiques, culturelles et sociales. Nonobstant leur statut social ou leur spécificité », affirme-t-il. Mais force est de constater que cette quête de reconnaissance est encore loin d’être gagnée pour les associations comme la sienne. À ses yeux, beaucoup d’intellectuels de confession musulmane ont depuis des décennies nourri une hostilité farouche à l’égard de la laïcité parce qu’elle recommande la séparation de l’État et de la religion : « Elle les ampute du pouvoir dont ils rêvent pour asseoir un État islamique dont ils seront les seuls maîtres. »

Grande confusion de sens

Selon Fouad Benyeklhef du mouvement Les Laïques musulmans, la question musulmane étant considérée comme religieuse uniquement, le terme même de « laïcité » fait l’objet d’une grande confusion, notamment quand elle est évoquée par des musulmans. « D’une part, il y a un discours religieux assumé, qui va chercher à neutraliser la laïcité, en se revendiquant d’elle pour mieux la jalonner, de façon à la garder uniquement dans un sens juridique. En ce sens, la laïcité permet de porter le foulard, de manger halal, etc. La laïcité permet d’exercer pleinement sa religion. Cette notion est utilisée tel un marchepied vers un projet islamiste en Belgique », relève-t-il. « De l’autre côté, il y a un contre-discours laïque étatique qui neutralise, lui aussi, la laïcité sans s’en rendre compte, en gérant la question religieuse de façon équidistante, en cantonnant le combat des laïques musulmans à la simple séparation de l’Église et de l’État ».

Or, aux yeux du militant progressiste, on ne peut pas penser un projet de société si on ne porte pas soi-même une libre pensée, en tant qu’individu. « On milite pour qu’il y ait moins d’influence, et dans une utopie, aucune influence, des sphères religieuses au niveau du processus législatif. Mais pour cela, il faut que tout citoyen ait une conviction laïque. La laïcité est une conscience avant toute chose. » Aussi, pour Fouad Benyeklhef, le combat que mènent les laïques musulmans ne devrait d’ailleurs pas se faire en juxtaposition au combat mené par le Centre d’Action Laïque. « Il faut au contraire former une convergence laïque qui va plus loin que la spécificité musulmane. Cette dernière nous sert uniquement pour essayer de travailler avec une population et une réalité spécifiques, mais le projet de société est le même que celui porté par le CAL. »