Espace de libertés – Décembre 2016

Les étoiles perdues du ciel européen


Dossier
Brexit, CETA, crise migratoire, dogme libéral, déficit démocratique, éthique en berne, couacs à gogo… Le paquebot Europe prend l’eau de toute part tandis que la croisière eurocrate feint encore de s’amuser. Pourtant, la fête est finie.

« On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant “l’Europe!, l’Europe!, l’Europe!”, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. » L’eurosceptique général de Gaulle était-il visionnaire, il y a 50 ans? En tout cas, les cabris enthousiastes sont en voie d’extinction et le Requiem de Mozart conviendrait mieux comme hymne européen que celui… « à la joie » de la 9e de Beethoven. Car une certaine Union européenne est en chute libre. Celle des gestionnaires politiciens sans aucun souffle, à la tête d’une superstructure technocratique, sourde, aveugle, arrogante, opaque, faussement démocratique, cacophonique, inégalitaire et inefficace…

En quelques mois l’UE a enquillé toutes les épreuves de nature à révéler l’ampleur de ses méchants défauts.

L’année 2016 restera clé pour diagnostiquer toute l’étendue du mal qui ronge jusqu’à l’os la Commission européenne de Jean-Claude Juncker. En effet, en quelques mois, l’UE a enquillé toutes les épreuves de nature à révéler l’ampleur de ses méchants défauts. La plus récente aura été l’épisode « CETA », l’accord de libre-échange commercial négocié entre le Canada et l’Europe mais (temporairement) recalé par un « non » de la Wallonie et de la Région bruxelloise tant que des modalités strictes d’application du traité, notamment en terme d’arbitrage de conflits, ne sont pas balisées noir sur blanc et dûment ratifiées. Jusqu’au couac incarné par le ministre-président wallon Paul Magnette, l’Union européenne ne semblait pas s’en préoccuper. « SuperMagnette » réveillait pourtant deux évidences: « Dans l’intérêt de l’Europe, il faut parfois lui désobéir » et que le soi-disant « intérêt général ne peut pas être une machine à broyer la démocratie et la citoyenneté ».

Contestation multiforme

Si le cabrage de la Wallonie – décrite par un commissaire européen comme une « microrégion dirigée par des communistes » – a tant résonné à l’international, c’est probablement parce qu’il est en phase avec la montée de la contestation des effets d’une mondialisation dont les accords internationaux sont les vecteurs concrets.

Or, le libéralisme dérégulateur qu’ils induisent a aujourd’hui contaminé toute la politique européenne. Comme l’épingle un observateur: « La Direction générale de la concurrence, le service le plus puissant de la Commission de Bruxelles, a transformé les principes du libéralisme en un dogme qui a écrasé tous les autres. » Et mis au frigo l’indispensable intégration fiscale, budgétaire et sociale qui concerne pourtant au premier chef les consommateurs, c’est-à-dire des êtres humains qui sont aussi des électeurs, des contribuables et surtout des citoyens.

Des citoyens d’ailleurs profondément agacés par cette Europe calfeutrée dans le secret de ses tours de verre de Bruxelles, siège des Commission et Conseil européens, et de Strasbourg, siège du Parlement composé de 751 députés issus de 28 États. Euh, pardon… Bientôt 27! Puisqu’évidemment, l’autre secousse de l’année, sismique celle-là sur l’échelle de Juncker, aura été le trop fameux Brexit. Échaudés par les flux migratoires mal contrôlés sur le continent (symptôme d’une vraie désunion), par la crise de la zone euro, par la mondialisation, par les (dé)régulations économiques dictées par « Bruxelles », les Britanniques ont en effet créé un précédent grave et initié une jurisprudence du « droit de sortie » à la portée de n’importe quel autre État.

Les psychodrames emblématiques du Brexit et du CETA donnent des arguments massue à ceux qui réclament une réforme profonde de l’Union européenne et qui voudraient voir enfin une machine plus modeste, plus efficace, plus cohérente et plus démocratique. Plus démocratique? Son Parlement n’est-il pas composé de députés élus directement par les citoyens de leur pays d’origine? Certes, mais comme l’affi rme l’économiste Thomas Piketty: « Les institutions européennes sont gravement dysfonctionnelles car elles reposent sur un bicaméralisme de façade: d’un côté le Conseil européen des chefs d’État et ministres; de l’autre le Parlement. Les deux chambres doivent en principe approuver en toute indépendance les textes législatifs. En pratique, l’essentiel du pouvoir est détenu par le Conseil qui dicte son tempo en décidant à huis clos, dresse les intérêts nationaux les uns contre les autres et anéantit toute chance de faire émerger des délibérations démocratiques et des décisions majoritaires au niveau européen. » Un système politiquement verrouillé qui empêche de mettre parfois en minorité des poids lourds comme l’Allemagne ou la France…

Une machine à faire détester l’Europe

Ce déficit démocratique couplé à des règles castratrices de prise de décision fait de « cette structure institutionnelle, une machine à faire détester l’Europe », souligne encore Piketty qui plaide pour une inversion du rapport de force entre les deux chambres: « Je suis pour une forme originale de bicaméralisme, fondée d’une part sur le Parlement européen et d’autre part sur une nouvelle Chambre parlementaire composée de représentants des Parlements nationaux, en proportion de la population de chaque pays et des groupes politiques de chaque Parlement. Un véritable pouvoir législatif en lieu et place du Conseil européen. »

Quoi qu’il en soit, outré par la mentalité d’eurocrates ayant apparemment perdu tout sens moral, le peuple européen gronde. La récente reconversion de l’ex-président Emmanuel Barroso au service de la banque Goldman Sachs, l’un des plus sulfureux vautours financiers du monde, n’y est pas pour rien. Le Portugais n’y voit quant à lui aucun problème éthique ou conflit d’intérêts. Il est vrai que le comité d’éthique de la Commission lui a donné l’absolution plénière. Dans le même registre, comment admettre que, tout en remplissant leur devoir d’élus, les députés européens puissent exercer un second emploi, même pour des sociétés privées concernées par les lois, directives et autres règlements sur lesquels ils peuvent peser?

On pourrait se contenter de railler les gaffes, bévues, couacs et pratiques douteuses des eurocrates si ceux-ci n’alimentaient pas euxmêmes le très inquiétant réveil des nationalismes, des populismes, de l’extrême droite. L’Europe actuelle est son pire ennemi. Elle doit d’urgence nous redonner envie de sauter comme des cabris et renouer avec ses élémentaires principes de démocratie, de transparence et d’efficacité pour et par ses citoyens. En fait, l’ADN de départ d’une Europe espace de paix, de solidarité, de « communauté ». Et surtout, espace de… libertés!