Espace de libertés – Décembre 2016

Les valeurs européennes, dernier rempart à la survie de l’UE


Dossier
Le 23 juin 2016, l’Union européenne s’est enfoncée encore un peu plus dans la crise lorsque, à 51,9% contre 48,1%, les Britanniques se sont prononcés en faveur de la sortie de leur pays. Quoi qu’on en dise, il s’agit d’une décision inédite pour l’Europe. Un électrochoc de plus dans l’histoire de la construction européenne.

Ce énième écueil marque sans doute la fin d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. Les dirigeants européens ne semblent plus avoir de prise sur le destin de l’Union. Pire, les considérations nationales (élections en France et en Allemagne en 2017, désaccords sur le CETA et le TTIP, montée des extrêmes aux quatre coins de l’UE) prennent en otage la bonne gouvernance européenne. Les projets européens sont plus que jamais liés aux politiques nationales, comme si la souveraineté nationale reprenait progressivement le dessus.

Des valeurs bafouées

À l’heure actuelle, c’est le champ des valeurs qui semble traverser la crise la plus importante. La question des valeurs européennes et de leur respect est fondamentale. Encore plus quand la démocratie vacille. Le partage de valeurs communes et leur promotion sont des conditions d’adhésion. Mais elles sont aussi des conditions de maintien au sein de l’Union. Ainsi, le traité de Lisbonne précise que « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »

La question des valeurs européennes et de leur respect est fondamentale. Encore plus quand la démocratie vacille.

© StripmaxEn cas de violations graves et persistantes de celles-ci, l’Union dispose d’une arme dite « nucléaire ». L’État en cause peut en effet se voir privé d’une partie de ses droits, en ce compris son droit de vote au sein du Conseil. La Hongrie, dirigée par Viktor Orbán, est bien connue pour ses positions anti-européennes et franchit de manière régulière la ligne rouge: mise en place de réformes controversées, mesures contre les plus pauvres, contrôle de la publicité, mise en péril de l’indépendance de la justice, érection d’un mur à la frontière avec la Serbie pour empêcher les milliers de migrants d’entrer sur son territoire et, plus récemment, une consultation populaire sur l’immigration.

À l’heure où l’Europe va mal, ne faudrait-il pas un acte fort?

Malgré les faits et les levers de boucliers de certains États, l’Union n’a pas encore eu recours à ce mécanisme. D’abord parce que la mise en oeuvre est difficile (modalités de vote); ensuite parce qu’une telle mesure risquerait d’accroître les tensions dans le pays concerné. Tout au plus, l’Union se contente de mises en garde et de demandes de mise en conformité avec ses principes démocratiques. Certaines valeurs sont bafouées, les États membres faussement scandalisés et l’Europe toujours empêtrée quand il s’agit malgré tout d’un allié qui est concerné.

L’Europe aurait-elle du mal à se regarder en face? De manière générale, est-elle en mesure de promouvoir sur la scène internationale des valeurs que les États membres eux-mêmes ont du mal à respecter? En tout cas, certains se demandent ouvertement si l’accord UE-Turquie sur les migrants s’inscrit dans la ligne droite du respect des valeurs. Le Parlement européen rappelait dans un récent rapport que la Turquie était loin d’être sans reproche sur la question du respect des droits de l’homme: attaques contre la liberté de la presse, reprise des hostilités contre les Kurdes et, plus récemment, violation des droits humains à l’occasion de la répression du coup d’État manqué contre le président Erdoğan de juillet 2016.

L’accord entre l’UE et la Turquie a pour but de réduire la migration vers l’Europe suite, entre autres, aux conflits en Syrie et sa région. Aux termes de celui-ci, les migrants irréguliers (c’est-à-dire ceux qui ne demandent pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée infondée ou irrecevable) qui ont rejoint les îles grecques en traversant la Turquie sont renvoyés vers celle-ci aux frais de l’UE. Un pays est considéré comme « sûr » s’il dispose d’un système démocratique et s’il n’y a pas de conflit armé ou la présence de persécutions sur son territoire. L’État en question doit également avoir ratifié la convention de Genève sans limites géographiques. À cela s’ajoute le fait que la Cour européenne des droits de l’homme interdit de renvoyer une personne dans un pays, y compris considéré comme « sûr », s’il y a un risque que ce dernier renvoie luimême cette personne dans un autre pays qui serait risqué pour elle. Peut-on dire que ces différentes conditions sont respectées par la Turquie? Indubitablement non. En réalité, l’Union européenne a tenté de se débarrasser d’un problème se posant sur son territoire en passant un accord avec un pays dans lequel il existe, selon plusieurs États et organisations, des violations flagrantes et persistantes des droits de l’homme ainsi que des règles fondamentales d’un État de droit.

Mais que fait l’Union européenne?

À l’aune du Brexit et enlisée dans une crise migratoire sans précédent, l’UE semble avoir singulièrement perdu de sa superbe. Le portait est sombre. Il n’y pas de quoi fantasmer, l’Union ne fait plus rêver; à tel point qu’il est permis de se demander ce qui constitue encore le terreau européen. Les accords internationaux (CETA et TTIP) patinent; la crise migratoire a jeté un froid sur l’ensemble du territoire européen, mettant à mal l’accord de Schengen et le principe de la libre circulation des personnes. Le retour des frontières et du contrôle de celles-ci est régulièrement remis à l’agenda des États; le système européen est vivement critiqué tant il ne sait pas agir dans l’urgence. La spirale négative de ces dernières années tire l’Union vers le bas. Sur fond de montée des extrêmes aux quatre coins de l’Europe, sans un sursaut, nul ne peut dire ce qu’il adviendra.

C’est aujourd’hui que l’Union européenne doit montrer qu’elle est forte et capable de rassembler autour d’un projet européen digne de ce nom.

Pourtant, ne soyons pas défaitistes. L’Union européenne s’est construite dans la douleur à la fi n de la Seconde Guerre mondiale. Elle a su rapidement assurer une autosuffisance alimentaire et se reconstruire autour d’un projet commun. Mais elle a grandi vite, trop vite peut-être, sans prendre en considération sa propre capacité d’intégration. Demain, l’Europe à 27 doit être repensée. Plus de 60 ans après son commencement, un nouveau projet commun doit être dessiné. Il faut recréer le lien entre l’Europe et les citoyens.

La boîte de Pandore est désormais ouverte. Il va falloir stopper la surenchère des partis populistes qui, en France, aux Pays-Bas en Italie et ailleurs, veulent prendre exemple sur le Brexit. C’est aujourd’hui que l’Union européenne doit montrer qu’elle est forte et capable de rassembler autour d’un projet européen digne de ce nom. La contagion ne doit pas avoir lieu. Et il nous appartient, en tant que citoyens, de réinventer l’Union. L’article 1 du traité de Lisbonne prévoit une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. David Cameron n’en voulait pas. Exit le Royaume-Uni. Peut-être est-ce en réalité une occasion unique de recréer une nouvelle dynamique européenne?