Espace de libertés – Janvier 2017

L’État rend-t-il encore la justice?


Dossier
En ce début de XXIe siècle, il apparaît que le public, en Belgique notamment – mais ce n’est pas un cas isolé–, manque de confiance envers les juges ou, plus abstraitement, envers la capacité de l’État à rendre la justice. Ceci est d’ailleurs paradoxal dans un contexte où les individus ont plus que jamais recours aux prétoires pour chercher à solutionner les difficultés qu’ils rencontrent.

« Un Royaume sans justice n’est qu’une entreprise de brigandage », affirmait saint Augustin. S’il est une prérogative que les philosophes reconnaissent volontiers à l’État, c’est celle qui consiste à rendre la justice. On relève par exemple que Thomas Hobbes, lorsqu’il a dressé dans son Léviathan la liste des quelques tâches essentielles qui incombent à l’autorité publique, considérait qu’ « est une attribution de la souveraineté le droit de juger, c’est-à-dire d’entendre et de trancher les litiges qui peuvent survenir au sujet de la loi […] ou sur une question de faits (1) ». L’exercice de cette prérogative devait contribuer à achever ce qui constitue, selon le même auteur, l’une des deux missions fondamentales de l’État, à savoir « maintenir la paix intérieure » (2).

L’arriéré judiciaire ou le jeu de l’offre et de la demande

Les reproches adressés au pouvoir judiciaire sont nombreux et sont en partie liés à la publicité donnée à des affaires pénales retentissantes. L’une des critiques les plus significatives porte sur l’arriéré judiciaire qui engendre souvent des procédures judiciaires longues au point de désespérer les concernés. Ce phénomène est le symptôme d’une inadéquation entre la demande (forte et croissante) des justiciables et l’offre (limitée et déclinante) que peut fournir l’État à travers l’appareil judiciaire. Il y a dix ans, la Cour de cassation confirmait d’ailleurs que l’État belge pouvait être condamné à payer des dommages et intérêts à des justiciables pour réparer le préjudice causé par l’absence de mesures législatives aptes à résorber l’arriéré qui les affectait (3).

Les reproches adressés au pouvoir judiciaire sont nombreux et en partie liés à la publicité donnée à des affaires pénales retentissantes.

À cet égard, les réformes judiciaires qui sont menées actuellement appellent deux types de remarques. D’une part, on observe qu’elles ne sont guère de nature à renforcer l’offre qu’est susceptible de fournir le pouvoir judiciaire, notamment parce que le financement de la justice est réduit et que le cadre de la magistrature reste incomplet. D’autre part, il apparaît que, sous certains aspects, elles tendent à réduire le rôle des juges et ainsi à dévier, à défaut de pouvoir la réduire, une partie de la demande des justiciables.

Le développement des modes alternatifs de résolution des conflits

Ce second aspect se concrétise notamment par le déploiement de modes alternatifs de résolution des conflits, c’est-à-dire de systèmes qui permettent de mettre fin à un différend autrement que par un jugement prononcé par le juge au terme d’un débat contradictoire portant sur la qualification des faits et sur l’identification et l’application des règles juridiques pertinentes. Ce mouvement n’est pas neuf, mais il a récemment connu une accélération.

Une loi de 2011 a ainsi étendu le champ d’application et revu les modalités de la transaction pénale, mécanisme qui permet au parquet de décider de mettre fin, dans certains cas, à des poursuites – c’est-àdire d’éteindre l’action publique – à la condition qu’une somme d’argent soit versée par l’auteur de faits punissables au Trésor public (4). Il y a dans cette mesure une forme de « justice négociée », puisque le concerné reçoit une offre du ministère public qui, s’il l’accepte et paie le montant proposé dans le délai imparti, lui évite de subir un procès dont l’issue est incertaine. Les détracteurs de cette mesure y voient un risque, qui ne nous paraît pas infondé, de favoriser une justice de classe.

Autre exemple de mode alternatif de mise en oeuvre des poursuites pénales: la déclaration préalable de culpabilité. Cette procédure introduite début 2016 semble s’inspirer de la technique du « plaider coupable », répandue dans le droit anglo-saxon. Pour un grand nombre d’infractions, le nouveau système permet en effet au procureur du roi de proposer des peines inférieures à celles qu’il pourrait normalement requérir à l’encontre d’un suspect ou d’un prévenu, dès lors que celui-ci reconnaît qu’il est coupable des faits qui lui sont imputés (5). Quand cette technique est utilisée, le juge du fond se borne à homologuer l’accord conclu entre le parquet et l’auteur des faits punissables, après avoir vérifié qu’il satisfait à certaines conditions.

D’autres exemples pourraient être évoqués pour illustrer la tendance actuelle au développement d’un droit négocié, caractérisé par des procédures de médiation, de conciliation ou d’arbitrage, où le consentement des concernés est généralement recherché.

L’évolution corrélative du rôle de l’État

Certes, l’État exécute toujours la tâche essentielle qui consiste à juger. Ainsi, on doit d’abord constater que l’autorité publique continue à se préoccuper de rendre la justice et qu’elle ne se départit pas de cette mission, même si l’exercice de certaines prérogatives est délégué, par exemple, à des juridictions internationales (tout un débat en soi) ou à des juridictions arbitrales, dont l’existence dépend toutefois encore du bon vouloir des États.

On observe toutefois aussi que la justice est rendue imparfaitement, en raison notamment du manque de ressources humaines et financières. Ce qui s’apparente à un certain déclin – tout à fait regrettable – du pouvoir judiciaire, dont l’indépendance constitutionnellement protégée est pourtant une garantie fondamentale qui profite aux justiciables, s’accompagne de mesures qui renforcent les instruments à la disposition du parquet et qui lui permettent de contrôler davantage l’issue des poursuites qu’il mène. Si l’État ne renonce pas à rendre la justice, on voit que les rôles, en son sein, tendent à être autrement répartis.

 


(1) Thomas Hobbes, Léviathan, chap. 18.

(2Ibid. chap. 17.

(3) Cass. 28 septembre 2006, J.T., 2006, p. 594.

(4) Article 216bis du Code d’instruction criminelle, tel que modifié par la loi du 14 avril 2011 (M.B., 6 mai 2011). Cette disposition doit cependant être lue à la lumière de l’arrêt n° 83/2016 de la Cour constitutionnelle, qui met partiellement en cause le système.

(5) Article 216 du Code d’instruction criminelle, tel que modifié par la loi du 5 février 2016 (M.B., 19 février 2016).