Espace de libertés | Septembre 2018 (n° 471)

Dossier

Rendre les données publiques est une chose. S’en emparer en est une autre. L’ouverture des données est un vaste projet ambitieux et démocratique qui se frotte souvent aux contraintes politiques et aux enjeux économiques.


Innovation, transparence, ouverture sont souvent, tel un slogan, les mots-clés associés à l’open data, à savoir la mise à disposition de tous de l’ensemble des données publiques. Généralement, l’open data est perçu comme une opportunité en matière de transparence et d’accès à la connaissance de données, avec pour corollaire l’amélioration de la confiance des citoyens vis-à-vis des autorités. Mais il est tout aussi souvent considéré comme un important levier économique. La Commission européenne évalue d’ailleurs les retombées financières de la circulation de ces données à quelque 40 milliards d’euros. C’est souvent cet aspect qui est privilégié, plus précisément dans le cadre de la directive européenne sur l’open data de 2013, ce que déplore Loïck Gérard, chercheur en droit des technologies à l’Université de Namur : « Le terme d’open data en Europe est galvaudé, utilisé de façon impropre. Ce que l’Union impose n’est pas l’ouverture de toutes les données. Cela se limite au seul secteur public. Pour être précis, il faudrait parler d’une réutilisation de données du secteur public. Très clairement, l’objectif n’est ni la transparence ni la participation citoyenne comme on l’a vu aux États-Unis avec l’administration Obama et son concept d’open government. Le législateur européen a envisagé d’abord l’ouverture des données publiques de manière purement économique comme un facteur d’innovation et de croissance. »

Dispersion des données

En 2015, la Belgique s’est également lancée dans l’aventure et a élaboré une stratégie open data, justifiée par ces mêmes arguments économiques, mais aussi par une motivation démocratique : la transparence des pouvoirs publics. Avec des progrès rapides en matière d’accès – le portail fédéral, data.gov.be, comptait 60 jeux de données à ses débuts pour en proposer près de 7 000 aujourd’hui. Toutefois, comme l’indique Ben Smeets, directeur de la Digital Transformation Office, un département du SPF Stratégie et appui, une sélection se fait en fonction des besoins de secteurs en particulier : « Selon la directive européenne, toutes les données publiques devraient être accessibles hormis dans certains cas liés à la sécurité, par exemple. Cela demande un gros travail aux administrations. Un travail qui ne rencontre pas forcément son public. On essaie dès lors de repérer là où sont les besoins, les interactions possibles entre un secteur, comme la mobilité ou la santé, et la société dans son ensemble pour exploiter au mieux ces données publiques et faire en sorte qu’elles soient utilisées. »

La ville de demain passera bel et bien par la production et la diffusion de données.

Autre problème rencontré : le man­que de coordination entre les différents niveaux de pouvoir, puisque chacun d’entre eux s’est doté de sa propre interface. Du coup, les informations sont éparpillées dans beaucoup de bases de données, pas toujours compatibles les unes avec les autres, ce qui conduit à un manque de visibilité généralisé de l’open data dans notre pays. Du côté des plateformes régionales, les différences sont aussi très grandes de l’une à l’autre. Celle du nord du pays propose plus de 4 000 jeux de données – la Flandre ayant commencé bien plus tôt dans l’open data – là où la wallonne et la bruxelloise n’en proposent que quelques centaines seulement. Cette différence est d’ailleurs visible sur la plateforme data.gov.be où la majorité des publications concernent la Flandre, soit près de 75 %.

De nombreuses villes participent également à ce mouvement de l’open data : Gand, Anvers, Bruxelles, Namur pour n’en citer que quelques-unes. Avec le paradoxe pour Bruxelles et Namur que leur portail respectif contient plus de jeux de données que celui de leur région.
Autorités et experts s’accordent sur ce point : la ville de demain passera bel et bien par la production et la diffusion de données, même si les stratégies actuelles sont différentes d’un territoire à un autre avec un souci de la transparence pas forcément très abouti. « Cela va de l’ouverture des données de façon minimaliste en y engageant le moins d’énergie et de coût possible, à l’exploitation des données pour la promotion et le développement du territoire, avec des villes, comme Londres, qui ont facilité la réutilisation des données, en proposant divers services sur le logement, par exemple. Tout dépend de la vision de la gouvernance qu’a la ville, des liens que les autorités mettent en place autour de ces données avec les acteurs économiques, les universités et les citoyens au sens large », souligne Françoise Paquien-Séguy, professeure à SciencesPo Lyon.

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Une transparence variable

En 2016, une analyse d’Inter-Environnement Bruxelles (1) pointait le cas de la plateforme open data de la Ville de Bruxelles qui a commencé à se développer en 2012. Avec un constat : la sélection de données publiques correspondait essentiellement à des informations pour un city-trip dans la capitale avec des informations sur la mobilité, les urinoirs, la consommation ou les nouvelles technologies. « Pour ce qui est des informations jugées moins attractives, elles sont tout simplement ignorées. Différences d’âge de mortalité entre quartiers, nombre de personnes en attente de logement social ou encore surface du bâti vacant », indiquait la fédération, en montrant que, sous des beaux principes, l’open data peut servir des objectifs de marketing urbain.

Une transparence sélective que constatent plusieurs experts que nous avons interrogés, à l’instar de Loïck Gérard : « Il serait souhaitable que les institutions transforment l’obligation européenne en opportunité en termes de transparence et de participation citoyenne. Beaucoup de villes ne le font pas, notamment en Belgique. Ce mouvement doit venir des autorités, en arrêtant de considérer l’open data comme une contrainte. »

Malgré tout, avec ou sans volonté de transparence, l’intérêt du citoyen devant l’open data reste très limité, comme le déplore Luc Van Tilborgh, Program Manager au SPF BOSA, chargé de promouvoir l’e-government au sein des administrations : « En Belgique, il y a très peu d’utilisation des données publiques par les citoyens. C’est semblable à ce qui se passe dans d’autres pays. Mettre à disposition des données ne veut pas dire que les citoyens les utilisent. Il faut créer des communautés qui apporteront une plus-value à celles-ci. Or, elles n’existent pas encore. »

Passer aux datas d’information

À en croire Loïck Gérard, il ne faut pas s’étonner du désintérêt actuel du citoyen pour ces données publiques. Il serait dû à un manque d’ambition politique. « Il n’y a pas de main tendue des autorités vis-à-vis du citoyen. Les données sont en ligne et débrouillez-vous ! D’initiative, on ne fait pas de communication, ni de mise en forme. On se contente du minimum : on met ce qu’on veut, sans rien mettre en avant des données et des potentielles opportunités. Les communications sur l’open data sont très dirigées à destination des entreprises, comme c’est le cas en Wallonie. » Et le juriste d’en appeler à une « sensibilisation du citoyen ». « Sans elle, seuls ceux ayant les compétences techniques pourront s’emparer de ces données comme les entreprises. C’est là le plus grand danger », renchérit-il.
Dans la très grande majorité des cas, donner sens aux jeux de données disponibles sur les portails afin d’en tirer une information utile n’est pas chose simple pour le citoyen. « Aujourd’hui, sur la plupart des plateformes dédiées à l’open data, on se retrouve devant des données brutes, et non des informations, la plupart liées à des enjeux environnementaux et géographiques », ajoute Françoise Paquien-Séguy. « Si on vous donne la liste des rues de Bruxelles, quelle information pouvez-vous en tirer ? Il faudrait des jours et des jours pour les traiter. Le problème de l’ouverture des données, c’est que cela reste des datas au sens informatique du terme. » Il faut, dès lors, selon la professeure, « humaniser » ces données, en passant par une médiation, comme c’est le cas avec le data journalisme, par exemple. Sans cela, l’open data se limitera à une utopie…


(1) Alexandre Orban, « La vague publique de l’open data », mis en ligne sur ieb.be, le 12 avril 2016.