Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Mode ou pratique vieille comme le monde ?


Dossier

Bien qu’ancestrale, la participation citoyenne semble aujourd’hui réinventée et jouir d’une nouvelle jeunesse. Comment peut-on expliquer cette nouvelle popularité ?
La réponse se trouve en partie dans les nouvelles formes qu’elle revêt et au paradigme dans lequel elle se situe.


Il y a plus de 2 500 ans, plusieurs cités mésopotamiennes voyaient leurs citoyens se rassembler sur la place publique pour régler des affaires juridiques ou exercer des pressions sur la politique du monarque. À partir du vie siècle av. J.-C., plusieurs cités grecques, dont Athènes, portant le flambeau de la notoriété, mettaient en place des régimes politiques construits sur l’idée de la participation directe de ses citoyens. Plus récemment, le suffrage féminin adopté en 1948 en Belgique rendait effectif le principe d’égalité entre tous citoyens au travers du droit de participer à l’élection de ses représentants. Enfin, le 25 février 2019, le Parlement de la Communauté germanophone institutionnalisait le tirage au sort dans le cadre de son dialogue citoyen. Le point commun entre ces exemples : la participation citoyenne, phénomène ne connaissant ni barrières géographiques ni barrières temporelles.

Fondamentalement, la participation citoyenne renvoie à l’implication des citoyens dans le processus de la prise de décisions politiques. C’est donc un concept assez large et abstrait avec deux implications importantes. Premièrement, elle peut correspondre à une grande diversité d’instruments pour associer les citoyens à la politique. À ce propos, Graham Smith établit une distinction entre les mécanismes traditionnels (élections, sondages, rencontres citoyennes, focus groups) et les innovations démocratiques (budgets participatifs, les assemblées citoyennes tirées au sort, la cyberdémocratie et les mécanismes de démocratie directe)1. Ces dernières ont grandement contribué à populariser la participation citoyenne, parce qu’elles concrétiseraient de grands principes démocratiques, souvent avec une dose certaine de romantisme. Le tirage au sort des assemblées et forums citoyens captive grâce à sa capacité à réaliser le principe d’égalité politique. De même, le budget participatif, suivant l’expérience brésilienne de Porto Alegre dans les années 1990, acquiert la réputation de redistribuer les clefs budgétaires aux plus démunis. Enfin, la cyberdémocratie et les mécanismes de démocratie directe permettent d’éclipser la représentation afin d’instaurer un système de démocratie directe.

Variations sur le même thème

Deuxièmement, la participation citoyenne ne suppose pas nécessairement la démocratie et peut s’adapter à des régimes qui sembleraient pourtant être en contradiction. Par exemple, la République populaire de Chine organise des budgets participatifs, tandis que des régimes à tendance autoritaire, comme la Hongrie d’Orbán, recourent à des mécanismes de démocratie directe. À l’heure où la participation citoyenne jouit d’une image positive et consensuelle, il est important de rappeler son caractère flexible et élastique. Il faut dès lors prendre en compte le paradigme dans lequel elle s’inscrit et remonter dans le temps, au moins jusqu’à la deuxième moitié du xxe siècle, pour expliquer chronologiquement la trajectoire du paradigme en vigueur.

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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un paradigme réaliste de la démocratie défend la stabilité du système, garantie par la compétition entre élites politiques. Les citoyens, eux, sont jugés incapables de prendre part à la vie politique. « Ignorants », « peu intéressés », « égoïstes » et même « primitifs »… Joseph Schumpeter, l’intellectuel phare de ce courant de pensée, ne manque pas d’imagination pour décrire le manque de compétence des citoyens2. La participation est alors réduite au strict minimum, à savoir des élections pour accepter ou refuser les élites candidates au gouvernement. Toute implication supplémentaire des citoyens devant être découragée, car elle nuirait à la stabilité du système.

En réaction à ce pessimisme, un paradigme de démocratie participative émerge dans les années 1960 et 1970 et renverse la manière de penser la participation citoyenne. Les citoyens sont effectivement désintéressés et apathiques, mais uniquement parce qu’ils ne participent pas. Le problème devient alors la solution : plus ils participeront, plus ils s’intéresseront et s’impliqueront. La participation citoyenne devient un sujet politique mis en avant par les mouvements sociaux et politiques de gauche. Selon eux, la participation citoyenne est un vecteur d’émancipation, un moyen de réaliser l’égalité politique et de donner le pouvoir aux gens. Son champ d’application ne se limite plus à la sphère politique et s’étend à l’ensemble de la société, du monde du travail jusqu’à la communauté. On remet en question toutes les structures du pouvoir et on encourage l’expérimentation de la participation citoyenne pour les rendre plus démocratiques. C’est d’ailleurs à cette époque que naissent les premiers forums avec des citoyens tirés au sort, en Allemagne en 1970 et aux États-Unis en 1971.

Le modèle des forums citoyens

L’on peut ensuite identifier un troisième paradigme qui émerge au Royaume-Uni dans les années 1980 et 1990 et qui remplace l’idée du gouvernement par celle de la gouvernance. Au cœur de ce changement paradigmatique se trouve l’approche néolibérale du new public management, qui préconise une gestion des services publics basés sur un modèle entrepreneurial privé dans lequel le citoyen est d’abord considéré comme un client dans sa relation à l’État. L’idée est de recourir à la participation citoyenne dans le but d’améliorer les services publics pour ses usagers. Pour ce faire, elle prend la forme de sondages, de focus groups, de rencontres citoyennes, de forums citoyens ou encore de budgets participatifs. Ce paradigme voyage outre-Manche et justifie notamment l’organisation des premiers forums citoyens avec tirage au sort organisés en Belgique dès 2001. Le paradigme de la gouvernance joue un rôle important dans la popularisation de la participation citoyenne auprès des élites politiques, car il la vide de son contenu politique et subversif. Ce qui résulte non seulement du paradigme précédent, mais aussi de la récupération du fameux budget participatif de Porto Alegre par les mouvements altermondialistes. Transformée en outil de gestion politique, la participation citoyenne devient alors populaire au sein même d’institutions politiques garantes du système néolibéral, tel que la Banque mondiale.

Au chevet de la démocratie

Enfin, le dernier paradigme met en lumière la crise de la démocratie. Depuis les années 1990, il n’a cessé de gagner en importance pour atteindre l’approche dominante actuelle qui permet de justifier et de penser la participation citoyenne. On attend dorénavant de celle-ci qu’elle redonne de la légitimité au système politique et qu’elle pare aux manquements de la démocratie représentative. C’est dans ce contexte que sont adoptés la grande majorité des mécanismes de participation citoyenne à l’heure actuelle. Depuis la loi Tobback qui autorise les consultations populaires au niveau communal dès 1995, en passant par l’assemblée citoyenne du G1000 en 2011, jusqu’à l’institutionnalisation des commissions mixtes délibératives de l’Assemblée réunie bruxelloise en 2020, on invoque la crise de la démocratie pour justifier l’implication des citoyens.

Cependant, les objectifs de la participation citoyenne dans ce paradigme sont plus flous que les précédents, car la crise de la démocratie est un concept aussi abstrait que la participation elle-même. En effet, doit-elle réformer la démocratie en s’attaquant à ses structures de pouvoirs inégalitaires ou doit-elle juste renforcer la légitimité du système politique en place ? En d’autres termes, le paradigme de la crise de la démocratie oscille entre le prolongement du paradigme de la démocratie participative ou celui de la gouvernance. Cette ambiguïté explique en partie sa popularité, puisque chaque acteur peut mobiliser le concept attractif et consensuel à ses propres fins. D’un côté, de nombreux mécanismes participatifs restent lettre morte et permettent surtout à des élus de toutes couleurs politiques de mettre en scène leur proximité et capacité à gouverner autrement. D’un autre côté, le paradigme pousse des citoyens à se mobiliser pour organiser leur propre mécanisme participatif, à l’instar du parti Agora. Il encourage aussi certains élus à innover et à sincèrement remettre en question la manière de faire la politique, comme l’attestent l’institutionnalisation de panels citoyens en Région bruxelloise et en Communauté germanophone ou encore la création d’une administration de la Ville de Bruxelles, uniquement destinée à la participation citoyenne.

En devenant un effet de mode, la parti­cipation citoyenne est aussi devenue un instrument politique qu’il convient d’analyser avec un sens critique. Pour élucider quel paradigme se cache derrière celui de la crise démocratique, il faut considérer plusieurs éléments comme le suivi politique des plateformes en ligne et des forums citoyens, la part du budget alloué au budget participatif, les rapports d’évaluation des participants ou encore l’institutionnalisation de la participation citoyenne. En effet, même si la participation citoyenne est nécessaire pour réformer la démocratie, elle est cependant insuffisante.


1 Graham Smith, Democratic Innovations : Designing Institutions for Citizen Participation, Cambridge University Press, 2009.

2 Joseph Aloïs Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2013.