Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

Dossier

L’intelligence artificielle pourrait faire disparaître des centaines de millions d’emplois à l’échelle de la planète. Capable d’assurer des corvées routinières, mais aussi des tâches cognitives de plus en plus complexes, les robots connaîtront peu de limites à leur essort. Entre scénario catastrophe et vision utopiste d’un monde délivré du travail, leur impact sur l’emploi demeure complexe à appréhender.


Dès la fin des années 1980, de discrètes voix ont commencé à alerter sur la disparition de métiers qu’entraînerait l’IA. Aujourd’hui, leur discours trouve dans l’omniprésence du numérique un écho de plus en plus puissant. Selon l’OCDE, 14 % des emplois environ risquent d’être automatisés dans les quinze à vingt prochaines années, tandis que 32 % sont susceptibles d’être profondément modifiés. Dans le top 5 des métiers les plus menacés par l’IA, dressé par une étude du think tank Institut Sapiens en août 2018, on trouve : les employés de banque et d’assurance, les employés de comptabilité, les secrétaires de bureautique et de direction, les caissiers et employés de libre-service et les ouvriers de manutention. Ce n’est pas tout : jouissant d’une courbe d’apprentissage exponentielle, les technologies informatiques sont désormais capables de réaliser des tâches cognitives, réservées il y a encore peu à l’homme, comme la reconnaissance vocale et celle d’images, la biométrie, l’aide à la décision ou le service clientèle. Des secteurs comme la médecine, l’information ou encore le droit ne seraient donc pas épargnés.

Des impacts significatifs

Outre le pronostic du nombre d’emplois en voie de disparition, l’urgence consiste désormais à comprendre la réorganisation du travail et la redéfinition des tâches engendrées par l’IA. C’est ce type d’analyse que contient le rapport 2018 de France Stratégie, consacré aux impacts de l’intelligence artificielle sur le travail, qui passe au crible trois secteurs directement concernés : les transports, le secteur bancaire et la santé.

Bref état des lieux. Dans le secteur des transports, la question n’est pas de savoir « si », mais plutôt « quand » les véhicules autonomes conquerront nos routes. Pionnière en la matière, la cité-État de Singapour teste actuellement des véhicules autonomes qu’elle veut utiliser pour les transports publics dès 2022 (balayeuse de voiries, bus, robots de livraison…). Emboîtant le pas à la France, à la Grande-Bretagne, à certains États américains et à la Chine, la Belgique autorise, depuis le 1er mai 2018, les tests de véhicules autonomes. Selon la rapidité des progrès technologiques et de l’évolution des réglementations (difficiles à anticiper), les conséquences sur l’emploi dans le secteur des transports routiers de longue distance pourraient être considérables. Idem dans le secteur bancaire, où le rapport de France Stratégie estime que l’intégration de l’IA devrait avoir « un impact significatif sur la pratique professionnelle des conseillers commerciaux et devrait accentuer la tendance à la réduction de leur nombre en agences ». Avec l’arrivée des caisses automatiques dans les supermarchés, le licenciement de salariés et la fermeture d’agences bancaires au profit de services numériques font partie des effets déjà visibles par tous de cette mutation technologique. En matière de santé enfin, l’avenir sera aux robots chirurgicaux, au diagnostic et à la prescription assistés par ordinateur, ou encore au suivi à distance des patients. De quoi, là aussi, changer profondément la donne pour les professionnels.

Le travailleur du futur

La mise au travail de l’intelligence artificielle s’opère à plusieurs niveaux. Dans sa version peut-être la plus idéaliste, l’IA doit permettre de réaliser des tâches nouvelles, jusqu’ici non accomplies car trop complexes ou coûteuses. C’est le cas de l’analyse des électrocardiogrammes en matière de santé ou encore de la détection d’anomalies dans les transactions bancaires. Les navettes autonomes permettront, elles, au secteur des transports « d’étendre les zones desservies ou les horaires ». Un scénario positif dans lequel l’IA est l’alliée complémentaire de l’humain.

Mais la machine intelligente peut aussi accomplir des tâches jusqu’alors réalisées à la sueur du front des travailleurs. Taillable et corvéable à merci, l’IA devrait à terme remplacer les métiers routiniers et physiques, de même que s’insérer dans les secteurs très réglés qui mobilisent beaucoup de data. En témoignent déjà la robotisation dans l’industrie automobile et la numérisation des opérations bancaires.

Pour les plus optimistes, ainsi débarrassé de ces tâches répétitives, voire avilissantes, l’employé du futur pourra se consacrer à ce qui fait son humanité. Il sera alors libre de se retrancher là où l’IA ne s’immiscera pas : dans des tâches abstraites (comme la résolution de problèmes complexes) ou nécessitant de l’empathie, de l’innovation, de la créativité…

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Autre raison de ne pas paniquer : l’avènement de l’IA créerait moult métiers encore insoupçonnés. Selon un rapport de 2017 de Dell et du think tank californien l’Institut pour le Futur, 85 % des emplois en 2030 n’existent pas encore aujourd’hui. En Belgique, la fédération de l’industrie technologique, Agoria, ne dit pas autre chose : dans une étude publiée en septembre 2018, elle estime que pour chaque emploi qui disparaîtrait dans les dix prochaines années, trois nouveaux seraient créés.

Après les bras, le cerveau

Sauf que les citoyens ne seront pas égaux face à ce jeu de vases communicants. L’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique juge ainsi que, sur les 564 000 emplois wallons menacés à long terme par une numérisation, ceux occupés par des personnes peu qualifiées et par des femmes seront les premiers touchés. D’un côté, des secteurs à faible valeur ajoutée humaine seront voués à disparaître, de l’autre, ne subsisteront que quelques emplois, techniques et peu nombreux. C’est en tout cas ce que projette l’anthropologue Paul Jorion, professeur associé à l’Université catholique de Lille : « Dans les années 1960, les ouvriers qui avaient perdu leur poste au profit de la machine ont pu se reconvertir dans les administrations ou le secteur tertiaire, il ne leur fallait que quelques mois pour se former. Mais pour travailler dans le secteur du numérique, il faut des années de formation. La transition vers l’IA ne créera pas d’emploi, seulement quelques postes d’ingénieurs très pointus. »

Viendra enfin le jour où l’IA ne remplacera plus seulement les bras et les jambes du travailleur, mais aussi son cerveau. « Tant que cela concerne des ouvriers et des employés de bureau, ça n’inquiète pas grand monde. Mais bientôt, les médecins et les avocats seront touchés, et là, on commencera sérieusement à paniquer », grince Paul Jorion.

Avec la prise en charge de tâches impossibles à réaliser jusqu’ici et le remplacement de fonctions « automatiques », c’est le troisième niveau de transformation du travail par l’IA : l’assistance à la prise de décision. Des tâches cognitives considérées aujourd’hui comme très qualifiées pourraient être (partiellement) automatisées ; le diagnostic, voire la prédiction, de maladies et des suggestions thérapeutiques en matière de santé, le conseil clientèle dans le secteur bancaire… Une intelligence artificielle de plus en plus humaine.

Une taxe robot ?

Selon les spécialistes, l’impact sociétal de ces changements devrait dépendre de la rapidité avec laquelle ils s’imposent. « À terme, le métier de conducteur va probablement disparaître. Si la transition est progressive, les départs en retraite, la formation professionnelle aux nouveaux métiers des transports ou à d’autres activités peuvent suffire à l’accompagner. Si elle est plus rapide, des problèmes massifs de reconversion professionnelle peuvent se poser en un horizon de temps relativement bref », souligne le rapport de France Stratégie.

Des politiques adaptées en matière de formation apparaissent en effet essentielles : selon l’OCDE, six adultes sur dix n’ont pas les compétences de base en TIC ou aucune expérience en informatique. L’idée d’une taxe robot fait également son chemin auprès des politiques. Ardemment défendu par Paul Jorion, cet impôt sur la valeur ajoutée produite par l’IA permettrait selon lui d’étendre la gratuité de toute une série de services à la population, comme le transport, l’éducation, la santé et la nourriture de base. Une façon de corriger les inégalités sociales et le chômage forcé occasionnés par les robots. La question mérite d’autant plus d’être posée que le financement actuel de la Sécurité sociale repose presque exclusivement sur le travail. « Si l’on accepte l’idée que l’employé qui travaille paie des impôts, pourquoi celle de taxer un robot serait si incongrue ? »