Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

Un monde fini commence. Une rencontre avec Gauthier Chapelle


Libres ensemble

« Collapsologue » : son titre peut paraître effrayant. Gauthier Chapelle n’est pas là pour nous prédire la fin du monde, mais pour parler de l’effondrement de la civilisation industrielle, qui devra laisser place à une nouvelle. Un nouveau monde réinventé, compatible avec le vivant et le féminin.


Votre dernier livre porte un titre fort : Une autre fin du monde est possible. Vous y dégagez des pistes existentielles et spirituelles face au risque d’effondrement. Quel est le cheminement de votre pensée face à la catastrophe annoncée ?

Nous sommes issus d’une culture du « développement durable ». C’est-à-dire que nous faisons partie de cette génération qui a vu venir les contraintes écologiques que d’autres avaient identifiées bien avant nous. On a cru qu’en essayant de modifier nos modes de vie, un petit peu puis de façon un peu plus poussée, on rendrait notre « société thermo-industrielle »1 plus compatible avec le vivant. Au fur et à mesure, on s’est rendu compte que rien ne changeait. Avant ce livre, les deux autres co-auteurs Raphaël Stevens et Pablo Sevigne ont publié Comment tout peut s’effondrer. Quand on regarde les grandes tendances évolutives à la fois du climat, de la biodiversité, des ressources non renouvelables, et de toute une série de facteurs humains qui en découlent en termes de pression sur les écosystèmes, de pollution, de productions de poisons, de consommation d’énergies fossiles, etc., on en arrive à un faisceau de courbes qui s’influencent et qui sont toujours en train de s’accélérer. Et malgré tout le discours écologique, on n’observe aucune décélération.

Vous ne croyez pas à la transition écologique ?

On y a cru, et on s’y est même beaucoup investis, notamment à travers le biomimétisme. Mais on n’y croit plus, parce qu’on voit que ça ne bouge pas. Le climat est un exemple criant. On en est à la COP 24, cela fait quand même vingt-quatre réunions internationales ! On se réfère souvent à la question de l’ozone qui a effectivement été réglée en trois conférences : il a fallu vingt ans, une fois que les décisions ont été prises, pour que la couche se reconstitue. Pour le climat, par contre, il faut remettre tout notre système en question parce que « l’agression » provient des combustibles fossiles, à la base de tout notre fonctionnement civilisationnel. C’est beaucoup plus difficile ! Tout ce qui nous entoure est directement issu d’une utilisation du pétrole ou du charbon. Nous ne croyons plus à la transition écologique car nous allons vers un effondrement. Nous utilisons ce terme avec notre culture de biologistes, on ne parle pas ici d’apocalypse. Cela signifie qu’à un moment donné, un système ne peut plus fonctionner car il a perdu ce dont il avait besoin, et il s’écroule pour laisser la place à autre chose. Il y a donc un renouveau derrière. Les solutions qui sont recherchées n’éviteront pas cet effondrement, il est maintenant inévitable. Raison pour laquelle ous essayons de trouver des solutions qui nous permettent non seulement de voir arriver l’effondrement, de le traverser et de préparer la suite : à savoir la construction d’une société et d’une civilisation vraiment compatible avec le vivant […] Je ne dis volontairement pas « la nature », je dis « le vivant », car la nature est un mot spécifique à notre civilisation. Nous sommes une des rares cultures qui a un mot pour la nature. L’existence même de ce mot la sépare des autres êtres vivants.

Pablo Servigné, Raphael Stevens et Gauthier Chapelle - Parc Leopold, Bruxelles - 17 octobre 2018

Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle cosignent un livre axé sur le risque d’un emballement global du vivant et proposent des pistes pour l’affronter. © Jérôme Panconi

On peut dire que vous vous êtes inspiré de Philippe Descola et de son dualisme nature/culture ?

On s’est effectivement beaucoup inspiré de lui. Deux notions importantes composent ce nouveau récit. Premièrement, l’écopsychologie qui se réinsère dans l’ensemble du vivant et tient compte du fait que l’interdépendance vaut entre êtres humains, mais aussi avec les autres espèces et que cela influe sur notre psyché. Deuxièmement, l’écoféminisme qui dénonce la relation tordue que nous avons eue avec la femme depuis à peu près 8 000 ans avec l’invention de la société patriarcale. Tout aussi tordue que notre relation à la nature ! Les deux se remettent simultanément en question. Je pense qu’on ne va pas réussir à réinstaurer une relation équilibrée avec le vivant, tant qu’on ne réinstaure pas une relation équilibrée avec les femmes. Et avec le féminin, dans le sens où chaque humain a son pôle masculin, son pôle féminin et un gradient entre les deux.

Ce que ce que nous allons reconstruire devra s’inspirer des grands principes du vivant : ceux que l’on retrouve à travers toutes les espèces et tous les écosystèmes depuis des milliards d’années.

Avez-vous l’impression d’être davantage entendu, qu’il y a une évolution dans la prise de conscience des citoyens ?

Oui, j’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience. Est-ce que ça se traduit dans l’action ? C’est un autre débat… Mais en tout cas, il y a une évolution récente, beaucoup plus rapide qu’attendu. Comment tout peut s’effondrer est sorti en 2015 et a obtenu à l’époque un certain succès, tout en étant considéré comme un essai relativement catastrophiste. Mais l’été dernier, avant même la sortie de Une autre fin du monde est possible, qui en a remis une couche, le regain a été impressionnant. La démission de Nicolas Hulot a eu un fameux impact dans le monde francophone. Et puis il y a eu cet appel lancé par l’astrophysicien Aurélien Barrau2 sur une intervention orale extrêmement forte qui a fait un tabac sur les réseaux sociaux. Nous avons pu nous rendre compte à quel point l’intérêt porté à la question de l’effondrement est d’abord citoyen. Il en va de même pour les manifestations pour le climat, même si on ne peut pas directement rattacher cela à l’effondrement. Les gens veulent autre chose. Et la mobilisation des jeunes, non plus des étudiants mais des élèves, est impressionnante. […] Greta Thunberg l’a dit à la conférence de la COP 24 : « Je ne viens rien vous demander, je viens vous prévenir que nous, nous allons bouger. De toute façon, on vous le demande depuis vingt ans, du côté politique il ne se passe rien. Donc nous, maintenant, nous allons mettre en route nos propres actions. »

Est-ce qu’il y a là une chance de changement ou est-ce encore trop minoritaire ? Est-ce que la force d’inertie du capitalisme ne le permettra pas ?

Je ne pense pas que cela nous protège de l’effondrement. Je ne le souhaite même pas, parce que le système capitaliste et le système thermo-industriel doivent s’arrêter pour le bien de la planète et pour le bien de tous. Est-ce que cela me rend plus optimiste ? D’un côté, oui, car cela veut dire qu’il y a une prise de conscience des limites. Notre climat est influencé par les émissions produites il y a quarante ans. Donc, même si tous les Européens s’arrêtaient du jour au lendemain d’en émettre, ce qui n’est pas près d’arriver, l’inertie fait que les effets du changement climatique sont inévitables. Nous avons écrit L’entraide et Une autre fin du monde est possible pour que les gens se préparent, pour qu’un maximum de monde ne tombe pas des nues au moment où les premières grosses crises finiront par nous tomber dessus. Je pense à une pénurie d’électricité de plusieurs mois, à un arrêt des combustibles fossiles ou à une crise financière pire que la précédente, car on sait que l’on n’a plus beaucoup de réserves après celle de 2008. Tous les scénarios sont possibles.

On ne va pas réussir à réinstaurer une relation équilibrée avec le vivant, tant qu’on ne réinstaure pas une relation équilibrée avec les femmes.

Vous avez abordé le sujet dans un de vos livres : le vivant, est-ce un modèle pour notre futur ?

Clairement, car le vivant est apparu sur terre il y a 3,8 milliards d’années alors que l’espèce humaine n’est là que depuis 300 000 ans. Selon le biomimétisme, on peut s’appuyer sur ces 3,8 milliards d’années d’expérience accumulée à prospérer sur Terre, ensemble, à long terme. C’est là où notre civilisation a échoué : prospérer oui, mais sans penser au lendemain. Effondrement ou pas, le vivant est le modèle parfait, quelle que soit son intensité et son rythme. Ce qui est sûr, c’est que ce que nous allons reconstruire devra s’inspirer des grands principes du vivant : ceux que l’on retrouve à travers toutes les espèces et tous les écosystèmes depuis des milliards d’années. Des principes de base que l’on connaît mais qu’on fait semblant d’appliquer. Prenons le principe du zéro déchet. Chez le vivant, chaque déchet devient une ressource pour une autre espèce, donc cela a donné naissance à l’économie circulaire. Mais l’économie circulaire telle qu’elle est actuellement appliquée relève de la vaste blague. Le jour où les ingénieurs prendront cela à bras-le-corps, à chaque innovation, il n’y aura pas de déchet ultime. Si un déchet ultime persiste, il faudra mettre toute l’innovation à la poubelle et remonter sur sa planche à dessin. Personne n’exige cela à l’heure actuelle. Après le zéro déchet, il y a l’utilisation de l’énergie locale, le recours à la coopération, à la diversité, au stock, il y a l’absence de toxicité… Le vivant est une vraie mine d’inspiration.


1 Qui fonctionne grâce aux énergies fossiles, NDLR.
2 Lire à ce sujet notre « Grand entretien » en pages 6-9, NDLR.