Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

Une mosquée pour femmes, actrice de changement


Grand entretien

Sherin Khankan dirige la mosquée Mariam à Copenhague depuis 2016. Une mosquée pour et par les femmes: les hommes sont les bienvenus sauf le vendredi, jour de prière réservé à la gent féminine. Cette mère de quatre enfants veut bousculer la structure patriarcale de l’islam. Mariages interconfessionnels, droit au divorce pour les femmes, lutte contre les violences conjugales et contre l’islamophobie : voici quelques-uns des combats de cette activiste féministe musulmane, première imame de Scandinavie.


Des femmes imames, est-ce un phénomène nouveau ?

À l’époque du prophète, dans les années 600, à Médine, au moins trois femmes dirigeaient les prières. Il n’y avait pas de mosquée comme on les connaît aujourd’hui, mais les femmes agissaient comme professeures, combattantes et imames. Cependant, lors du second califat, on leur a interdit de mener la prière pour les autres femmes. Et depuis lors, on a normalisé cette structure patriarcale. Quand les musulmans aujourd’hui n’acceptent pas les imames, ils ne suivent pas les pas du prophète Mahomet, mais ceux du second calife, Omar. On trouve par ailleurs, dans l’histoire, des imames en Chine depuis 1820, aux États-Unis et au Canada depuis 2005, et en Allemagne depuis plusieurs années aussi.

Vous affichez votre titre d’imame au féminin. Une fierté pour vous ?

Le titre est très controversé, parce que tout commence avec le langage. Quand vous prenez le titre, vous défiez la structure et les rapports de force. Cela dérange les gens. Mais à partir du moment où vous dirigez une mosquée, que vous délivrez le khutba – le sermon du vendredi –, que vous menez la prière, donnez des conseils spirituels, célébrez des mariages et des divorces islamiques, j’estime que vous avez le droit de porter le titre d’imame. Aujourd’hui, à la mosquée Mariam, nous avons trois imames et nous en sommes fières. Le phénomène s’étend. Nous avons créé un effet domino et cela inspire d’autres femmes.

This picture taken in 2016 shows Sherin Khankan of Denmarka, the female-led mosque posing for a photo in Copenhagen, Denmark. - "Talking about women's rights is not a Western phenomenon, it's an Islamic ideal," Sherin Khankan -- one of the five female imams-in-training -- told AFP in a sparsely furnished room where the weekly prayers are held (Photo by Linda Kastrup / Scanpix Denmark / AFP) / Denmark OUT

Dans la mosquée Mariam, les codes sont bousculés. © Linda Kastrup/Scanpix Denmark/AFP

Quelle est la différence entre un imam et une imame ?

La différence ne vient pas du genre, mais de l’approche. Je porte une attention particulière à l’égalité des genres. Nous avons trois hommes à la mosquée Mariam, qui constituent des forces importantes du projet. Nous avons lancé une académie islamique car nous pensons que c’est très important de réinterpréter le Coran selon notre époque et nos sociétés actuelles, avec un focus sur l’égalité hommes-femmes. La différence entre notre mosquée et les autres mosquées danoises, c’est que nous avons appliqué les droits des femmes sur le terrain  : notre mosquée est devenue actrice de changement. Je suis convaincue que beaucoup d’imams parlent de l’égalité hommes-femmes. Mais nous, nous l’avons mise en pratique. Et c’est seulement quand vous concrétisez vos idées que vous pouvez changer les choses. Nous avons, par exemple, rédigé un nouveau contrat de mariage islamique qui donne aux femmes le droit de divorcer, interdit la polygamie et annule le mariage s’il y a des violences physiques ou mentales. Nous avons aussi rendu possibles les mariages interconfessionnels.

Quels sont les défis les plus importants pour l’avenir ?

Je suis moi-même le produit d’un mariage interconfessionnel. Ma mère est une immigrée finlandaise chrétienne et mon père, un réfugié politique musulman pratiquant. J’ai donc été élevée entre l’Est et l’Ouest, entre le christianisme et l’islam, et mes parents s’aiment toujours. Les enfants qui naissent de couples mixtes développent une flexibilité mentale naturelle qui leur permet de naviguer entre différentes religions et cultures. Et c’est vraiment quelque chose dont notre société a besoin. Je crois que tout commence au sein de la famille. Si nous n’autorisons pas les jeunes à choisir leur partenaire, si nous utilisons la religion pour contrôler les choix des gens, la religion n’a aucun bienfait. Je suis persuadée qu’en tant que leaders spirituels, nous devons trouver des solutions islamiques à ces dilemmes que connaît la jeunesse. Nous vivons en Europe, donc c’est naturel que de jeunes femmes musulmanes tombent amoureuses de non-musulmans. D’ailleurs, il n’y a rien dans le Coran qui dit qu’une femme musulmane ne peut pas épouser un non-musulman. Il est spécifié qu’un musulman peut épouser une juive ou une chrétienne. Il n’est pas dit que les femmes peuvent aussi… mais il n’est pas dit non plus qu’elles ne peuvent pas. Par contre, c’est très clair que les femmes comme les hommes doivent chercher un amour sincère.

Comment gérez-vous vos détracteurs ?

Ouvrir une mosquée pour femmes, ce n’est pas une idée fulgurante que j’ai eue il y a trois ou quatre ans. Non, j’ai eu cette vision en 1999-2000 lors d’un voyage à Damas. Donc, je me suis préparée. J’ai pris part au débat, j’ai écrit plusieurs livres sur l’islam en Europe, je voyage régulièrement, les gens me connaissent. Et je n’ai pas peur des critiques. Je savais qu’en changeant la structure patriarcale, je changerais le rapport de force. Je savais que ça ne plairait pas à tout le monde car les gens ne veulent pas que l’on change les statu quo. Mais la seule manière d’y arriver, c’est d’agir. Les premières oppositions, je les ai rencontrées dans ma propre sphère privée. Ça m’a renforcée et toutes les critiques que j’ai reçues ensuite de l’extérieur, ce n’était rien par rapport à ce que j’avais surmonté. Et puis, je suis de nature positive, je me concentre toujours sur les gens qui nous soutiennent.

Qui vous soutient ?

Nous avons derrière nous une communauté croissante de musulmans au Danemark. J’étais une des conférencières principales à la rencontre annuelle des musulmans britanniques. Je ne pense pas qu’ils m’auraient invitée s’ils ne me reconnaissaient pas comme une voix importante. Le grand imam d’Indonésie, qui représente la troisième plus grande mosquée du monde avec 200 000 participants à la prière chaque vendredi, est venu à la mosquée Mariam à Copenhague. Il a béni la mosquée et il a fait une déclaration écrite pour déclarer que les imames sont une nécessité. Des couples viennent de tout le Danemark, mais aussi de Norvège, de Suède, du Royaume-Uni, de France, d’Égypte pour se marier dans la mosquée Mariam parce qu’ils sont tombés amoureux au-delà des frontières religieuses.

Pourquoi avoir réservé votre mosquée aux femmes ? Pourquoi pas une mosquée mixte ?

J’ai toujours rêvé d’une mosquée pour hommes et femmes où venir en famille et prier ensemble. Mais la majorité de ma communauté a choisi de la réserver aux femmes. J’étais en minorité, c’est la démocratie… Au début, j’étais très triste. Mais en fin de compte, c’est une excellente décision. Il ne faut pas brûler les étapes. Des imames qui dirigent la prière pour les femmes et pour les hommes, c’est trop controversé pour la majorité des musulmans dans le monde. En créant une mosquée réservée aux femmes, nous avons pu réaliser de vraies révolutions comme les mariages interconfessionnels, la reconnaissance du droit des femmes au divorce, les imames. Quand vous provoquez le changement, vous devez le faire doucement et judicieusement, et vous devez écouter votre communauté. Et puis, même si nous relayons notre sermon du vendredi au reste du monde grâce aux réseaux sociaux, nous avons réussi à créer un espace vraiment magique pour les femmes, le vendredi, il y a une vraie sensation d’unité et de confiance.

Vous voulez aller encore plus loin ?

Je rêve de créer un même lieu de culte pour toutes les religions. Une maison qui accueillerait les chrétiens, les musulmans et les juifs – commençons par les trois religions principales et invitons les autres après. Nous descendons tous du même Dieu, nous partageons les mêmes valeurs : la générosité, le pardon, la pitié. En tant que musulman, juif ou chrétien, si vous niez les autres religions, vous niez la source de tout, c’est-à-dire Dieu. Les synagogues, les mosquées et les églises sont des lieux de culte, mais aussi de connaissance et d’éducation. Nos cérémonies religieuses ont lieu des jours différents, donc pourquoi ne pas tout mettre dans un seul bâtiment ? Nous pourrions prévoir trois portes et une seule pièce principale… Nous pourrions être créatifs et faire de cette maison une métaphore des religions unies.