Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

Nations (et citoyens) pour la paix


Dossier

Hier, la Société des Nations. Aujourd’hui, l’ONU. Sur les traces d’Henri La Fontaine, qui œuvra toute sa vie durant pour la paix internationale, le multilatéralisme de demain reste à concrétiser.


Quelques mois à peine après qu’Henri La Fontaine a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, la Première Guerre mondiale éclate. Dès août 1914, le pacifiste quitte Bruxelles pour Londres avec son épouse. Le couple y séjourne quelques mois avant de se rendre aux États-Unis où il restera jusqu’à la fin du conflit. Durant cette période, Henri La Fontaine donne plus de 150 conférences et leçons à travers tout le pays. Il dispense aussi un cours sur la philosophie de l’internationalisme au City College de New York. Et, bien évidemment, il sensibilise les Américains sur le sort de la Belgique, mais aussi sur la nécessité de repenser l’organisation et la gestion des rapports entre nations après l’Armistice.

Pour un pouvoir judiciaire international

Durant ces années d’exil, Henri La Fontaine rédige The Great Solution : Magnissima Charta, un projet complet d’organisation de la société internationale. Dans cet essai, puisant dans les textes et les débats des Congrès universels pour la paix1, des réunions de l’Union interparlementaire2 et des Conférences internationales de la paix de La Haye3, Henri La Fontaine trace les contours d’une « Société d’États » : ses membres s’accorderaient sur la création d’un pouvoir législatif international, d’un pouvoir exécutif et d’une organisation judiciaire internationale. Si la Magnissima Charta n’est pas le seul projet de Constitution mondiale élaboré durant cette période, le texte d’Henri La Fontaine est unique, car le plus complet. À ce titre, d’une façon ou d’une autre, le texte influencera les participants à la Conférence de la paix de Paris (1919) qui décidera, sous l’impulsion du président américain Woodrow Wilson, la création de la Société des Nations (SDN).

Henri La Fontaine, comme tant d’autres pacifistes, revendiquera donc clairement la paternité de la création de la SDN, « l’aboutissement de plus d’un siècle d’efforts » : « Les sociétés de paix ont, par leur propagande, par les vingt Congrès universels qui ont été tenus dans toutes les grandes capitales du monde, contribué à ce résultat dans une mesure qu’aucun esprit droit ne saurait manquer d’apprécier équitablement. »4 Toutefois, le projet de Société des Nations décidé lors de la conférence de Paris diffère fortement des projets défendus par les pacifistes : à idée d’une paix par le droit (règlement judiciaire des différents internationaux) est préférée une organisation internationale basée sur le règlement politique des conflits.

L’échec de la diplomatie

Henri La Fontaine n’est pas dupe. Délégué de la Belgique à la Première Assemblée générale de la Société des Nations le 20 novembre 1920, il ne manquera pas, dans son discours, de nuancer son enthousiasme et de mettre en avant les risques que l’institution court :  »Messieurs, vous excuserez un vétéran de l’idée dont cette Assemblée est l’aboutissement, de vous dire l’émotion profonde qu’il a ressentie en pénétrant dans cette salle. L’idée qui est enfin une réalité date de loin et mes premières paro­les doi­vent être des paroles de reconnaissance envers ceux qui ont lutté en des temps où nul ne voulait croire à la possibilité d’une Société des Nations […]. Si, en rentrant dans cette salle, j’ai ressenti l’émotion que je vous disais, j’y suis entré également avec une certaine inquiétude […]. Cette Assemblée se trouve devant un double danger : être purement diplomatique ou purement parlementaire. […] Elle n’est plus diplomatique au sens propre du mot, parce que nous n’avons plus à délibérer sur des intérêts nationaux dirigés les uns contre les autres, nous efforçant d’arriver à des transactions. […] Nous ne sommes pas non plus des parlementaires, parce que nous ne représentons pas ici des partis, nous ne luttons plus pour des idées comme celles pour lesquelles nous luttons à l’intérieur de nos nations », déclara-t-il lors de la 8e session de la Première Assemblée générale de la SDN, le 20 novembre 1920. Son manque d’élan et ses critiques à peine voilées auront pour conséquence qu’il sera assez vite écarté de la représentation belge auprès de la SDN. Il continuera toutefois d’en suivre les travaux en qualité de journaliste. Il se fait accréditer par un quotidien belge afin de pouvoir, du banc de la presse, continuer à suivre les débats. Quand on dit que l’homme est opiniâtre ! La suite de l’histoire lui donnera pleinement raison. La SDN ne parvient pas à régler les conflits et reste muette face aux régimes fascistes (Italie, Allemagne, Espagne). Impuissant, Henri La Fontaine verra l’Europe se préparer à une nouvelle guerre mondiale. À 86 ans, il assiste à l’annexion de la Belgique par l’armée allemande. En 1943, alors qu’aucun signe n’indique que l’histoire pourra s’inverser et que les armées alliées parviendront à battre le nazisme, Henri La Fontaine s’éteint anonymement à 89 ans.

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Dès la fin du conflit, comme en 1918, les nations se remettront à l’ouvrage. La Société des Nations sera remplacée par l’Organisation des Nations unies. Malgré des moyens financiers renforcés et une « Force de maintien de la paix » armée, en 74 ans, l’ONU s’est avérée impuissante dans un trop grand nombre de cas.

À l’épreuve des unilatéralismes

Aujourd’hui, certains dirigeants remettent en cause le principe même du multilatéralisme. C’est bien sûr le cas de l’actuel président américain qui, avec son « America First », sort de quantité de traités et d’institutions (comme l’accord de Paris sur le climat ou encore la sortie des États-Unis de l’UNESCO). Quant au pouvoir judiciaire international qu’Henri La Fontaine appelait de ses vœux, il serait, selon le président Trump, « déjà mort ». Face à ces dirigeants identitaires, appuyés par des populations inquiètes, les réactions, comme lors de la dernière Assemblée générale de l’ONU sont de type « conservatrices », c’est-à-dire que ces dirigeants défendent le principe du multilatéralisme, mais sans suggérer d’améliorations au système. Ainsi Emmanuel Macron s’est-il exprimé à la tribune des Nations unies le 25 septembre 2018 : « J’ai l’universalisme chevillé au corps, et je ne m’habitue pas à ces unilatéralismes quand le siècle qui s’ouvre nous regarde. » Et Charles Michel, de surenchérir à la même tribune, le lendemain : « Le monde est désormais divisé en deux blocs, comme autrefois. Sauf que maintenant, l’un croit au multilatéralisme et l’autre n’y croit pas. Il est clair que les États-Unis font partie du deuxième camp. L’Europe s’affirme, elle, comme le leader du multilatéralisme. »

Inclure les citoyens

Car, c’est le paradoxe : plus que jamais les problèmes posés ne pourront se résoudre au niveau des nations. En ce sens, la vague nationaliste actuelle ne serait qu’une manière de fuir les problèmes globaux auxquels nous sommes confrontés : le défi nucléaire (avec une nouvelle course à l’armement), le défi écologique et le défi technologique. À ce sujet, la fusion de l’infotech et de la biotech pourrait ouvrir la porte à des dictatures digitales comme à la création d’une classe mondiale d’inutiles, l’essentiel des tâches étant effectuées par les machines et algorithmes. Empêtrée dans sa lourdeur et le poids des nations qui la composent (à commencer par les veto des membres permanents du Conseil de sécurité), l’ONU pourra-t-elle se réformer à temps pour affronter ses défis ? Rien n’est moins sûr. L’avenir semble être à l’invention de nouvelles institutions multilatérales, d’un troisième type, qui succéderont à l’ONU comme elle a succédé à la SDN. Des institutions qui devront dépasser les États en intégrant les forces citoyennes, car elles sont désormais nombreuses à élaborer des alternatives concrètes en dehors des structures habituelles et connues – qui, souvent, d’ailleurs, les refusent. Reste à savoir par quel processus mettre cela en place. Qui en prendra l’initiative et qui rédigera une nouvelle Magnissima Charta ? N’attendons pas la fin d’un nouveau conflit mondial pour y arriver.


1 Lors des premiers, l’accent est mis sur la construction des principes du pacifisme et sur sa transmission, ainsi que sur le droit international.
2 La plus ancienne des institutions internationales à caractère politique a jeté les bases de ce qui est aujourd’hui la coopération multilatérale institutionnelle et a plaidé pour la création d’institutions analogues au niveau gouvernemental.
3 Une troisième Conférence devait être organisée, mais le conflit mondial de 1914-1918 l’empêcha.
4 Publication du Bureau international de la paix, association présidée par Henri La Fontaine de 1907 à 1943, Genève.