Espace de libertés | Septembre 2020 (n° 491)

Dossier

La question de la neutralité dans l’enseignement ponctue régulièrement l’actualité et continue d’alimenter de vifs débats. Un arrêt récent de la Cour constitutionnelle rappelle que l’interdiction de signes religieux est légitime, quel que soit le niveau d’enseignement. Analyse.


Le principe de neutralité peut-il justifier l’interdiction des signes convictionnels aux élèves, mais aussi aux étudiants de l’enseignement supérieur ? C’est à cette interrogation que la Cour constitutionnelle a répondu positivement le 4 juin dernier, à la suite d’une question préjudicielle émanant de la chambre des référés du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles quant à l’interprétation à donner à l’article 3 du décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté française. Un arrêt salué par le CAL, pour qui « cette décision réaffirme sans ambiguïté la légitimité pour un établissement et/ou un pouvoir organisateur de subordonner l’expression religieuse au principe de neutralité »1, mais accueillie de manière beaucoup plus critique par certains représentants politiques. Ainsi, lors de la séance plénière du 26 juin du Parlement bruxellois, le député Jamal Ikazban interpellait Rudi Vervoort, ministre chargé de l’Enseignement, et une manifestation rassemblant un millier de personnes était même organisée le 5 juillet dernier par un mouvement baptisé #HijabisFightBack, autour du mot d’ordre « Touche pas à mes études ».

Le point de départ de cette affaire ? Une plainte déposée par plusieurs étudiantes de confession musulmane estimant que le règlement d’ordre intérieur de la Haute École Francisco Ferrer était contraire à leurs droits en matière de liberté de culte et de droit à l’instruction, dès lors qu’il interdisait le port de signes religieux, politiques et philosophiques dans l’enceinte des lieux d’apprentissage, et ce au nom de la neutralité. Il s’agissait donc de déterminer si cette limitation était compatible avec la Constitution belge, mais aussi avec les droits de l’homme tels que définis par plusieurs textes juridiques. Très attendu, ce jugement n’allait pas de soi : en effet, s’il est généralement admis qu’il peut être légitime de protéger des mineurs contre les pressions qu’ils pourraient subir, on considère tout aussi généralement que l’argument de la protection ne tient plus s’agissant de personnes majeures. Or, c’est très exactement ce motif qu’a retenu la Cour constitutionnelle, suivant en cela l’argumentation de la Ville de Bruxelles, défendue par le constitutionnaliste Marc Uyttendaele. Cette dernière soutenait en effet qu’une limitation de la liberté de manifester ses convictions religieuses dans l’enceinte de l’école pouvait se justifier par la nécessité de protéger les convictions d’autrui, et en particulier de protéger les jeunes femmes musulmanes non voilées de la pression sociale que pourraient exercer leurs coreligionnaires portant le voile.

Entre neutralité et laïcité

Quant au concept de neutralité, dont on sait à quel point il peut être diversement interprété, il fut bien évidemment au cœur des débats. Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations (UNIA) défendait une conception inclusive de la neutralité, selon laquelle le décret neutralité de 1994 ne pouvait s’appliquer qu’aux établissements d’enseignement et aux enseignants, et que la question préjudicielle était donc irrecevable. Interprétation contestée par la Ville de Bruxelles, qui considérait qu’un tel raisonnement « conduirait à ce que le pouvoir organisateur d’une école neutre ne puisse pas, par exemple, interdire aux élèves et aux étudiants de prier ensemble ou de prêcher dans le bâtiment scolaire ».

La Cour constitutionnelle a quant à elle estimé dans son arrêt que la neutralité ne saurait être assimilée à une obligation d’abstention et qu’elle comportait au contraire une obligation positive d’organiser un enseignement dans lequel l’accent sur les valeurs communes ne risque pas d’être compromis, chose dont le pouvoir organisateur est le mieux placé pour juger. L’interdiction des signes convictionnels n’est donc pas incompatible avec la conception constitutionnelle de la neutralité ni contraire à la liberté de religion ou à la liberté d’enseignement. Un avis salué par l’échevine de l’Instruction publique francophone, Faouzia Hariche.

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Si cet arrêt laisse toute liberté aux différents pouvoirs organisateurs d’interdire ou non les signes convictionnels aux élèves et aux étudiants, il n’en a pas moins suscité certains remous au Parlement bruxellois. Rappelons en effet que l’accord de gouvernement de la région bruxelloise prévoyait pour la rentrée 2019 la levée de l’interdiction des signes convictionnels dans l’enseignement supérieur et de promotion sociale organisé par la COCOF (Commission Communautraire française), au nom d’ »une vision inclusive de la neutralité, qui fait prévaloir le droit à la liberté d’expression et garantit l’accès à l’éducation »2. Or, cette décision impliquait la modification du règlement général des études et du règlement d’ordre intérieur des écoles concernées, un processus qui est toujours en cours actuellement, ce qui explique sans doute que le député PS Jamal Ikazban, soutenu en cela par ses collègues Farida Tahar (Écolo), Stéphanie Koplowicz (PTB) et Joëlle Maison (DéFI) – la seule voix dissonante étant celle de Viviane Teitelbaum (MR) – ait interpellé le ministre Rudi Vervoort afin que ce dernier confirme « que l’arrêt de la Cour constitutionnelle ne porte en rien préjudice à l’accord de politique générale de la Commission communautaire française ». La députée PTB insista même pour que Rudi Vervoort fasse « entendre raison » aux représentants PS, Écolo et DéFI de la Ville de Bruxelles et de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Éviter les inégalités

Pourtant, à tout le moins en ce qui concerne l’enseignement supérieur pédagogique, l’invocation de la liberté religieuse, de l’accès à l’éducation, voire de l’émancipation des femmes, me semble faire peu de cas de la neutralité à laquelle sont soumis les enseignants et sont donc formés les étudiants qui se destinent à ce métier. Or, cette neutralité, définie de manière décrétale, interdit aux enseignants de « témoigner en faveur d’un système religieux ». Cette formation ne serait-elle pas vidée de son sens si elle ne s’accompagnait pas d’une évaluation in situ des capacités du futur enseignant à se conformer à ses obligations de neutralité ? À l’heure où la valorisation des compétences supplante de plus en plus celle des connaissances, comment peut-on imaginer priver les formateurs de futurs enseignants d’une possibilité d’évaluer les compétences en matière de neutralité de leurs étudiants ? Car s’il est évident que la neutralité ne se réduit pas à ôter ses signes convictionnels, il est tout aussi évident que l’étudiant qui refuserait – ou ne verrait pas la nécessité – d’ôter ses signes convictionnels en stage enverrait un signal très clair et peu rassurant concernant sa disposition à « s’abstenir de témoigner en faveur d’un système religieux ».

Pour cette raison, le jugement rendu par la Cour constitutionnelle me paraît de nature à réjouir tous ceux qui sont attachés au principe de neutralité de l’enseignement officiel. Outre que, comme on l’oublie trop souvent, le principe de neutralité trouve son origine dans la volonté d’éviter de générer une inégalité de traitement entre les élèves par le biais d’une « confessionnalisation » de l’enseignement qui favoriserait un courant convictionnel au détriment des autres. Historiquement, cette confessionnalisation s’exerçait « par le haut », du fait de l’existence d’un pouvoir clérical. Il faut reconnaître qu’il s’exerce aujourd’hui parfois de manière tout aussi efficace « par le bas », sous forme de pressions communautaires exercées par les étudiants les plus radicaux. Et c’est bien cet argument qu’a retenu la Cour constitutionnelle, arguant en outre que « l’interdiction que la disposition en cause permet d’instaurer ne saurait être qualifiée de mesure par laquelle l’autorité publique se montre partiale vis-à-vis des différentes convictions présentes dans la société ».

Une conclusion qui prend fait et cause pour une interprétation « républicaine » de l’égalité, associée à l’égalité de traitement, balayant du même coup la conception différentialiste de l’égalité, laquelle exige la reconnaissance de droits différenciés et sape in fine l’égalité de tous devant la loi. Un excellent signal, donc.


1 « Dans l’enseignement officiel, la neutralité avant les signes religieux ! », article mis en ligne sur www.laicite.be, le 15 juin 2020.

2 « Rudi Vervoort rappelle la position du gouvernement francophone bruxellois concernant le port de signes convictionnels dans l’enseignement supérieur et de promotion sociale », communiqué de presse mis en ligne sur https ://rudivervoort.brussels, le 25 juin 2020.