Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

Dans la série post-vérité, j’ai nommé le détournement de droits… Ou quand le fondement même des valeurs défendues par nos droits essentiels est falsifié pour servir la cause inverse. Vous avez dit machiavélique ?


On constate qu’avec la promotion de la clause de conscience (à travers le mouvement des marches pour la vie) le droit à l’IVG est compromis là où il semblait acquis et, qu’un peu partout, certains plaidoyers pour la vie remettent en cause la légitimité d’un droit à l’euthanasie dans l’opinion publique. Pour éviter un retour en arrière, il importe d’aborder ces questions de bioéthique avec beaucoup de nuances. La thèse ici défendue est que la valorisation d’un droit ne doit pas se réaliser au détriment d’un droit qui lui est opposable. C’est pourquoi il importe de penser à la manière dont les droits fondamentaux peuvent s’organiser en un système.

Une clause de conscience devenue arme

Quand des médecins se servent de la clause de conscience pour s’opposer à la pratique de l’IVG, ce qui se dessine prend l’apparence d’une opposition entre deux droits fondamentaux : le droit d’agir selon sa conscience et le droit à disposer de son corps. Mais, dans la pratique, quand un droit se généralise sans tenir compte du droit opposé, il le prive de son effectivité. Ainsi, en Italie, la généralisation de la clause de conscience met en péril le droit des personnes souhaitant avorter (1). On se donne l’apparence d’une grande libéralité en promouvant des droits en opposition, mais si on ne veut pas qu’ils s’annulent comme des grandeurs négatives, il faut penser et organiser la coexistence de ces droits.

Le refus de pratiquer une IVG devrait se doubler de l’obligation de renvoyer à un collègue pratiquant cette opération. C’est ce qui est d’ailleurs inscrit grosso modo dans le Code de déontologie médicale. Mais le libellé de la loi belge de 1990 relatif à la clause de conscience est moins contraignant. En oubliant que le médecin est là pour rendre effectifs toute une série de droits, le droit subjectif du médecin compromet son devoir médical. Cela conduit à de mauvaises dynamiques. Certains médecins refusent de pratiquer l’IVG pour être bien vus et obtenir une promotion. D’autres sont obligés de pratiquer des IVG à la chaîne pour pallier le désistement des autres (2).

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Agir en médecin

Cela procède aussi d’une mauvaise conception de l’autorité médicale. Souvent, le médecin veut penser à la place de son patient. Cela est dû au fait que la notion d’autorité reste peu comprise. L’étude que Kojève, philosophe connu pour avoir introduit la pensée de Hegel en France, consacre à la question a pour intérêt de ne pas réduire la notion d’autorité à une figure. Pour lui, outre l’autorité du juge qui est atemporelle, il y a l’autorité du père qui se fonde sur le passé. Une autre forme d’autorité est celle du maître. C’est celui qui est reconnu pour prendre des risques, son autorité se fonde sur le présent de l’action. Enfin, il y a l’autorité du chef, elle est liée à sa capacité à se projeter dans le futur (3). Dans ce panorama, il nous semble que le médecin tire son autorité non pas de la figure du juge, du père ou du maître, mais de celle du chef. Il est celui qui, par ses connaissances et son expérience, permet de voir plus loin et de concocter un plan d’attaque pour atteindre un objectif médical. Après, il va de soi que le médecin est aussi un homme. À ce titre, il pose des jugements et se fait juge. Mais, quand on va le voir, on s’adresse au médecin et non à l’homme, de sorte que si le médecin est submergé par l’homme, il doit maintenir cette autorité du médecin ailleurs et renvoyer le patient à un confrère à même d’agir en médecin. Un médecin a le droit d’être contre l’avortement, mais il n’a pas à décider pour les autres s’ils doivent avoir ou non des enfants.

Faute de médiation entre les droits fondamentaux, ceux-ci peuvent se révéler liberticides. On se souvient du mouvement prolife qui, pour défendre la cause de la vie, a été jusqu’à tuer le docteur Gunn qui pratiquait l’avortement. Les médecins qui ont refusé de pratiquer un avortement thérapeutique en Sicile en 2016 – refus qui s’est soldé par le décès d’une jeune femme – voient également la logique de leur unilatéralisme les conduire à des conséquences qui contredisent la visée de leurs motivations. Dans une même perspective, si l’on s’oppose à tout contrôle des naissances sous prétexte d’un droit à la vie, on risque in fine de compromettre les conditions de vie sur terre. L’autodétermination des uns  (le choix de faire des enfants) pourrait conduire à rendre indéterminé le droit des autres (le droit pour les générations futures à avoir des enfants) si elle n’est pas régulée. Il ne s’agit certes pas de décider à la place des gens s’ils doivent ou non avoir des enfants ; il s’agit ici plutôt de leur donner les moyens de décider en les ouvrant aux enjeux sociétaux liés à la contraception, la procréation médicalement assistée et à l’adoption. Le Centre d’Action Laïque considère ainsi comme une priorité le fait que l’ÉVRAS puisse être réellement dispensée dans les écoles.

Derrière la vie à tout prix

Un autre problème est celui des nuances. Trop souvent, on croit qu’on peut simplement opposer les positions dans un débat. Mais les débats éthiques ne sont pas binaires. Si les uns défendent la vie à tout prix, les autres ne défendent pas la mort pour autant. Ils défendent un droit à l’euthanasie ou à l’avortement. Il reste que le malentendu qu’entretiennent certains prolifes à l’égard des pro-choix doit nous porter à remettre en question les termes du débat. L’argument kantien popularisé par Peter Singer qui nous dit que le fœtus n’est pas une personne au sens où il n’est pas autonome a raison de signifier qu’il ne peut en tant que tel être sujet de droit, mais suffit-il à convaincre ? Si le fœtus n’acquérait dignité qu’avec son autonomie, il n’aurait de dignité que tardivement après la naissance.

On peut penser au contraire qu’un bébé voulu est aimé dès son stade embryonnaire. Pour tenir compte de ce phénomène et éviter que la prise en compte de l’embryon dans la clause de conscience remette en question le droit à l’IVG, il faut passer d’une ontologie substantialiste à une ontologie relationnelle. En s’inspirant de Hegel, on peut dire que le fœtus n’existe que dans le « lien » qui le relie à sa mère. Le regard d’une mère a alors le pouvoir de le faire être une personne avant la lettre. Mais, comme ce statut n’est pas encore objectif, il appartient à la mère de juger du lien qui la relie au fœtus et de lui reconnaître une valeur éthique ou non. Ce qui autorise la mère à décider du sort de l’embryon, c’est la question du consentement à une relation qui l’engage sur un plan intime. Non consentie, la relation fœtale serait subie comme une possession analogue à celle du viol.

Ne pas imposer de relation

La question du consentement est également centrale en ce qui regarde l’euthanasie. On ne peut imposer à quelqu’un le fait de subir des relations. Mais l’appréciation de ce côté consenti ou non de la relation revient aux personnes concernées par cette relation. C’est à elles de se prononcer sur une « interruption volontaire de la vie ». La médiatisation de cas particuliers, comme l’affaire Vincent Lambert, fausse d’ailleurs la réflexion, car elle pousse à nous mettre « à la place de » quelqu’un. Or, d’un point de vue laïque, on n’a pas à se mettre à la place d’un autre, mais à penser un cadre qui va permettre aux gens de décider ce qui est bon pour eux ou pour leurs proches quand ceux-ci ne sont plus à même de prendre des décisions.

En conclusion, l’humaniste refuse toute réduction des droits à une pensée unique. Il défend in fine la diversité. Il veut que la conviction de chacun soit respectée, fût-elle différente de la sienne. Voltaire disait : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » (4) Mais si tout le monde doit pouvoir s’exprimer et faire valoir ses droits, cela doit prendre place dans une organisation des droits qui fasse en sorte que l’autodétermination des uns ne condamne pas à l’indétermination le droit des autres.

 


(1) Julie Papazoglou, « La clause de conscience comme arme anti-IVG », Espace de libertés, n° 476, février 2019, pp. 46-49.
(2) Vinciane Colson, « Désobéir pour faire bouger les lignes », interview de Marco Cappato, Espace de Libertés, n° 469,mai 2018, pp. 26-29
(3) Alexandre Kojève, La notion de l’autorité, Paris, Gallimard, 2004.
(4) S.G. Tallentyre, The Friends of Voltaire, London, Smith, Elder & Co., 1906, p. 199.