Espace de libertés – Janvier 2018

Outils numériques pour nouvelle gouvernance


Dossier

Médiums aux contours complexes et mouvants, les arts numériques et leurs outils ouvrent un regard singulier sur les questions contemporaines. Ils interrogent notre rapport toujours plus complexe aux nouvelles technologies, mais aussi la participation collective à la création.


Code, interfaces homme-machines, réseaux constituent le matériau d’une génération d’artistes contemporains qui croisent l’art, la science et les nouvelles technologies. Une histoire qui remonte aux années 1960 mais qui a pris son temps pour trouver ses lieux de création, de diffusion et faire son trou dans l’imaginaire collectif.

Quelques chiffres pour incarner cette évolution: en 2006, première année où le secteur des arts numériques a bénéficié d’un soutien à la création et à la production, le budget alloué était de 178.500 euros. En 2016, soit dix ans plus tard, la Fédération Wallonie-Bruxelles allouait 659.226 euros de subsides. Soit trois fois plus. Mais le secteur reste un Petit Poucet dans le paysage culturel francophone. « Nous avons créé iMAL en 1999 pour donner un lieu d’expérimentation et de recherche aux artistes qui souhaitaient utiliser et apprendre les nouvelles technologies. Un lieu à la croisée des arts, de la technologie et des sciences », explique Yves Bernard, directeur du Centre de cultures et technologie digitales. Si tout le monde sait à quoi ressemble une peinture ou un film, difficile de donner une définition claire d’une œuvre numérique, tant la technologie traverse tous les médiums culturels. Difficile de marquer la frontière entre les formes d’art qui utilisent les outils numériques comme le font le théâtre ou la danse, et les arts numériques en tant que tels, dont les technologies sont davantage que des outils. « La spécificité de l’art numérique, c’est de travailler sur le code, l’interactivité et les processus », précise Yves Bernard. « Désormais certains artistes utilisent une démarche conceptuelle issue d’une pensée et de techniques numériques mais dont le résultat final ne contient aucune trace d’ordinateur. » Dans cette veine, la récente exposition d’iMAL, Material Want, réalisée conjointement par le duo JODI et l’artiste Mathew Plummer-Fernandez, présente une série de sculptures réalisées par des imprimantes 3D et conçues sur la base de mashup, un mélange en quelque sorte de plans 3D disponibles sur Internet, associés de manière aléatoire par des bots (des logiciels semi-automatiques). Une collection pop et inquiétante qui mélange créations originales, copies, variation d’objets quotidiens et icônes de la culture de masse.

L’art en lab

La création du FabLab au centre d’arts iMAL représente cette transition des arts numériques vers plus de matérialité. « Les artistes en avaient marre des écrans, de la vidéo, ils voulaient retourner vers le tangible, la matière. Le FabLab est ouvert à tout le monde », explique Yves Bernard. « Chacun peut s’initier à la fois aux sciences, à la technique et à l’art, avec des imprimantes 3D, de la découpe laser ou encore les circuits Arduino; il s’agit de s’approprier les nouvelles technologies et non d’en être uniquement un consommateur. Par ailleurs, comme centre d’art, nous ne voulons pas être une bulle déconnectée du monde, en particulier quand nous évoluons en milieu urbain, dans une commune comme Molenbeek. »

Ces ateliers de réappropriation créative sont aussi présents au cœur du festival des arts numériques de Liège, le BAM, créé en 2014 suite à une collaboration entre l’artiste vidéo Mike Latona et Ronald Dagonnier, responsable de la section vidéographie de l’École supérieure des Arts de la Ville de Liège.

« À la création du festival, nous voulions faire connaître les arts numériques au plus grand nombre, à Liège, ville où il n’y avait encore rien dans ce domaine. Le festival est entièrement gratuit et s’appuie sur trois pôles: exposition, performances et ateliers. En 2018, ces derniers prendront encore plus de place et seront aussi accessibles aux enfants et aux personnes en situation de handicap », explique Mike Latona. « Aujourd’hui, nous utilisons souvent très mal et de manière intensive des technologies ultrapuissantes: nos téléphones portables. Je voudrais que toute cette technique numérique soit au service et au bénéfice de la société. Les arts numériques servent aussi à cela. Si nous pouvons donner envie aux jeunes de s’intéresser à la technologie d’une façon nouvelle, pour créer, inventer et non pas uniquement consommer, c’est gagné », poursuit Mike Latona qui a participé, en collaboration avec le collectif montréalais Perte de signal et l’artiste sénégalais Baydam, au développement du logiciel open source MAP MAP. Celui-ci est aujourd’hui utilisé dans des écoles d’art, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, pour concevoir des projets de mapping vidéo.

Le Café Europa – programmation numérique intégrée à Mons 2015 (installé dans un container de 70 m2 équipé d’un FabLab et connecté à 12 villes d’Europe à travers un wall à échelle 1:1) – a réuni une année durant artistes numériques internationaux, citoyens, politiques et associations pour débattre, inventer et fabriquer de nouvelles solutions pour demain, de Mons à Kalingrad en passant par Lille et Karlsruhe. Laurence Beckers, responsable de la programmation des artistes en résidence, se souvient: « Ce que je retiens de cette expérience participative autour de l’art numérique et des makers ce n’est pas la technologie, mais la manière dont celle-ci a permis des expériences humaines incroyables. Elle a été vecteur de rencontres et d’échanges forts et pertinents, catalyseur de prises de conscience sur la capacité de chacun à réaliser des choses à son échelle, localement ou en collaboration avec le reste du monde ».

© Philippe Joisson

Techno-critique, techno-sensible

Les FabLab et les arts numériques ont grandi parallèlement, dans le giron du mouvement des logiciels open source et des communautés en ligne collaboratives; ils se croisent et se nourrissent mutuellement, à la fois techniquement, mais aussi dans une perspective critique de l’industrie numérique et dans la construction de nouveaux modes de gouvernance et d’apprentissage, tournés vers la collaboration et l’intelligence collective.

Pour le directeur d’iMAL, le rôle de critique des nouvelles technologies par les arts numériques n’est pas vital mais un effet de bord, bien nécessaire. « Tout artiste qui s’intéresse aux outils numériques n’a pas pour propos d’en faire la critique. Mais cette plongée dans l’univers technologique leur offre la possibilité d’analyser la façon dont ces outils constituent le produit de notre monde, le miroir de notre société numérique, de son fonctionnement économique, politique et financier. Leur développement est l’affaire de tous et pas d’une poignée de multinationales. La culture numérique touche aussi des questions éminemment politiques. On le voit avec l’émergence des fake news dans le processus électoral. Or, les outils et les pratiques numériques sont aussi à l’origine de nouvelles formes de gouvernance. Nous avons récemment réuni artistes, activistes et chercheurs autour de ce thème », explique Yves Bernard.

« Je suis toujours surpris de voir avec quelle distance et quelle ironie les élèves abordent d’emblée toutes ces techniques numériques. Nombre d’élèves dans la section s’engouffrent dans un travail qui s’appuie sur le détournement ou le recyclage, y compris en utilisant des technologies obsolètes », explique Marc Wathieu, professeur d’art numérique à l’École supérieure des Arts ERG à Bruxelles. Les élèves de la section ne sont pas à proprement parler des geeks mais la machine est inscrite dans leur corps et dans leur histoire personnelle. Tous se posent cette question: comment ça marche au-delà de l’écran? Ils sont curieux de robotique, de sciences, de physique et cela parfois avec des techniques et des matériaux archaïques qu’ils relient et réinventent dans le monde technologique actuel. « Pour moi, ces étudiants en arts numériques incarnent quelque chose d’inédit parce qu’ils utilisent les technologies d’une façon qui leur est propre, ils en sont familiers plus que vous et moi. Et ils s’approprient et détournent celles-ci de manière complètement inattendue, posent de nouvelles questions parce que leur point d’observation est différent du nôtre », précise Marc Wathieu. « Aujourd’hui les arts numériques sont devenus très tendance. Parfois, il s’agit plutôt d’happening événementiel que d’art à proprement parler. On utilise l’art numérique pour faire la promotion de l’innovation. Or, l’art ne doit pas être innovant mais singulier », conclut Marc Wathieu.