Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

Dossier

Attendu ou redouté, le passage à l’âge adulte survient en général avec son lot de défis et de difficultés. À Bruxelles, la vie en autonomie et la recherche d’un logement constituent des parcours semés d’embûches, en particulier pour les jeunes précarisés ou en rupture familiale. Le projet KAP du CEMO, à Saint-Gilles, propose un logement et un accompagnement à ces jeunes sur le fil, déjà majeurs, mais pas tout à fait adultes.


« Le jour de mes 18 ans, j’ai dû quitter le centre d’accueil où j’avais été placé. Je suis sorti de là à 19 heures, il faisait noir. Je n’avais nulle part où aller. Je suis resté dans la rue. » Le passage à la majorité est une étape importante dans la vie d’une personne. Outre le fait de devenir légalement responsable de ses actes, il s’agit pour beaucoup de se lancer dans la vie dite « active », que celle-ci commence par des études ou une première immersion dans le monde du travail. Mais pour certains, comme le jeune Barrie, cette étape a tout d’un saut dans le vide. « Si tu ne vis plus avec tes parents, si tu ne peux pas bénéficier de leur expérience, à 18 ans, tout devient soudain très compliqué », témoigne-t-il. Parmi ses anciens compagnons du centre d’accueil, « beaucoup sont devenus alcooliques, toxicomanes ou fous ». Barrie, lui, a eu la chance de croiser la route du CEMO (Centre d’éducation en milieu ouvert), à Saint-Gilles, et de bénéficier de son projet de kot autonome provisoire (KAP). Après deux mois d’errance, sa candidature acceptée, il a décroché un logement temporaire en appartement, où il vit maintenant depuis près de trois ans.

Apprendre à vivre seul

Le projet KAP se veut un espace de transition pour des adolescents au parcours de vie souvent émaillé de fractures. Le logement y est la porte d’entrée à un accompagnement soutenu, visant leur autonomie fonctionnelle. Il s’agit là d’un service (trop) unique en son genre, qui s’adresse à cette catégorie de jeunes situés dans l’angle mort de l’aide à la jeunesse, coincés dans ce passage flou de l’adolescence à l’âge adulte. « La plupart des jeunes qui sont en rupture avec leur milieu de vie ont appris à s’en sortir par la débrouille. Mais on n’imagine pas toujours à quel point la vie en autonomie peut être compliquée pour eux », avance Olivier Gatti, directeur du CEMO. L’hébergement au sein du KAP dure au minimum trois mois et peut être renouvelé chaque trimestre pendant un an – dans certains cas, quand les besoins en autonomie demeurent trop importants à l’issue de cette année, les jeunes peuvent bénéficier d’un bail supplémentaire allant jusqu’à trois ans.

Un loyer et une épargne

Que coûte le KAP ? Ses locataires doivent s’acquitter d’un forfait mensuel de 470 euros, couvrant le loyer (entre 250 et 300 euros) et les provisions de charges, ainsi qu’une cotisation à une épargne automatique, qui leur est intégralement restituée lorsqu’ils quittent leur kot.

En échange de ce tarif, nettement inférieur aux prix du marché, les jeunes s’engagent à respecter le contrat d’accompagnement du CEMO, qui prévoit une à deux rencontres par semaine, pendant toute la durée de leur séjour. Des rencontres axées sur l’apprentissage de l’autonomie : tri des déchets, mise en ordre administrative, optimisation de la consommation énergétique, gestion de son budget, paiement des factures, suivi médical, etc. Des ateliers collectifs sont également proposés. « On essaie de couvrir tous les domaines de la vie quotidienne », résume le directeur du CEMO.

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Durant sa première année d’hébergement à Ixelles, Barrie s’est donc engagé à partager tous ses tickets de caisse, une fois par semaine, avec son assistant social de référence chargé de superviser ses dépenses. Un rituel contraignant, voire infantilisant ? « Ah non, pas du tout », insiste le jeune homme, « c’est moi qui étais en demande, j’avais vraiment besoin de leur aide ! »

L’aspect locatif du projet est quant à lui assumé par l’une des deux agences immobilières sociales (AIS) partenaires du KAP, qui tiennent les rênes du bail, contrôlent le paiement des loyers, voire rappellent à l’ordre les locataires en cas de retard de paiement ou de dégâts. Un partage des rôles bien distinct, essentiel, selon Olivier Gatti, pour éviter à l’AMO le rôle de « gendarme » qui fragiliserait son lien de confiance avec les jeunes.

Double casquette

Débuté en 2010 avec seulement deux appartements mis à dispositions des jeunes, le projet KAP compte aujourd’hui onze appartements disséminés sur les communes de Saint-Gilles, Ixelles et Forest grâce, notamment, à un financement du CPAS.

C’est d’ailleurs la particularité du CEMO : il est le fruit d’un partenariat intégré entre une AMO (Aide en milieu ouvert) et le CPAS de Saint-Gilles. Il a été créé par ce dernier il y a 40 ans, avant de recevoir, dans les années nonante, son agrément AMO. Passeuse de berges, l’association peut ainsi traiter, à une plus petite échelle et dans un cadre moins institutionnel, une série de dossiers qui lui sont transmis par le service jeunesse du CPAS. Celui-ci, de son côté, met à disposition du CEMO cinq équivalents temps plein et demi – soit un tiers de l’équipe complète de l’association.

Autre bénéfice de cette configuration originale : sa proximité avec le CPAS de Saint-Gilles a offert au CEMO une plus grande flexibilité par rapport aux tranches d’âge de ses bénéficiaires : « Le projet KAP cible les jeunes entre 16 et 25 ans, puisque le service jeunesse du CPAS n’impose pas de limite d’âge stricte. C’est ce qui nous a permis de toucher ces jeunes en transition, ce que ne pouvaient pas faire les AMO, limitées à la tranche d’âge 0-18 ans. » Le Code Madrane, adopté le 17 janvier dernier, élargit désormais le champ d’action des AMO, leur permettant de s’adresser aux jeunes jusqu’à leurs 21 ans révolus.

Une ouverture qui per­mettra peut-être de voir d’autres projets de ce type essaimer. Pionnier dans son genre parmi les services d’aide à la jeunesse non mandatés, le KAP a déjà fait deux petits depuis sa création : la Maison de l’autonomie, ouverte aux jeunes usagers du CPAS d’Etterbeek et un projet d’hébergement né du partenariat entre une AMO et une AIS à Marche-en-Famenne.

Une forte demande

Car la demande est là, assure Olivier Gatti : « On reçoit près de cent candidatures par an. Étant donné que nous ne sommes pas un service d’accueil d’urgence, nous prenons le temps d’étudier la candidature du jeune, on mène avec lui environ trois entretiens préalables. »

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Le délai minimum entre ces entretiens et l’octroi d’un logement est de deux semaines, « pour que le jeune puisse réfléchir à son engagement ». Mais la durée d’attente totale est souvent bien plus longue pour les jeunes. « Nous n’avons pas de liste d’attente chronologique : donc dès qu’un appartement se libère, il est attribué en fonction d’une série de critères que nous avons établis, comme l’âge, l’urgence de la situation, etc. », détaille le directeur du CEMO. Sur les 80 jeunes qui ont envoyé leur candidature en 2017, seuls 21 ont pu être hébergés au sein du KAP.

Ces dernières années, le logement est devenu un vrai point noir pour les jeunes bruxellois : la hausse des loyers et les réticences des propriétaires dans le privé ont rendu difficile la recherche d’un appartement, a fortiori pour les jeunes en situation précaire. Parvenir à l’autonomie est également un plus grand défi qu’avant, assure Olivier Gatti : « Beaucoup de choses, comme les procédures administratives et le découpage institutionnel, se sont énormément complexifiées. Face à cela, les jeunes ne s’estiment pas bien préparés. »

Après trois ans d’accompagnement, Barrie pense quant à lui avoir enfin acquis suffisamment de clés pour lui permettre d’ouvrir les portes de son avenir. « Avant, même une demande auprès du CPAS me semblait impossible. Aujourd’hui, c’est moi qui aide mes amis qui galèrent. » Le jeune adolescent, contraint d’arrêter ses études à 18 ans (en février de sa dernière année de secondaire) faute de logement, a pu reprendre des études en promotion sociale, grâce au suivi du CEMO. Aujourd’hui, son CESS en poche, il prévoit de rejoindre bientôt sa famille installée à New York.

Pour répondre à la demande grandissante des jeunes, le CEMO envisage pour sa part d’augmenter encore son offre de logements, « jusqu’à 20 appartements maximum ». Autre changement probable dans un futur proche : la limite d’âge du KAP pourrait être rabotée de 25 à 22 ans, « par souci de cohérence avec le nouveau décret de l’aide à la jeunesse ».