Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Dossier

Comme il y a cinq ans, il convient pour commencer de préciser ce que signifiait, pour les marcheurs du 10 janvier et la plupart des gens qui l’affichait à leur fenêtre réelle ou virtuelle, le cri de ralliement « Je suis Charlie ».


Il ne s’agissait pas d’un ralliement au journal ou à l’esprit Charlie Hebdo, d’une adhésion à son humour corrosif, à ses irrévérences iconoclastes, à sa rage contre les fous de Dieu, à ses positions sans nuance ou postcolonialistes dans les débats relatifs à l’islam… Tout comme, « Je suis Paris », le 13 novembre, n’impliquait pas de cautionner la politique d’Anne Hidalgo, ni d’endosser l’histoire millénaire de la ville, ni d’aduler Eagles of Death Metal.

Un unanimisme relatif

Ces trois mots exprimaient avant tout une indignation à l’égard de ce qui s’était passé rue Nicolas-Appert et une solidarité avec les victimes de l’attaque. Pour beaucoup, ils proclamaient le droit à la liberté d’expression en général et de Charlie Hebdo en particulier, sans pour autant être d’accord avec ce que cet organe énonçait, selon la maxime bien connue et attribuée à Voltaire. La manifestation ne revendiquait rien, elle rappelait des principes aussi basiques et partagés : on ne tue pas pour un dessin, une blague ou une idée. C’est de même, par soutien ou compassion à la suite du traumatisme subi par l’équipe, peut-être aussi par curiosité, que tout le monde s’est rué sur le numéro du 14 janvier 2015 et que les nouveaux abonnements ont afflué. Il ne s’agissait point de centaines de milliers de lecteurs qui avaient enfin découvert l’hebdo qui leur agréait. Cependant, souvent à leur insu, ils ont considérablement amélioré les conditions matérielles de cette expression-là qui se porte bien cinq ans plus tard, même si rien ne remplacera l’équipe décimée. Émocratie oblige, « Je suis Charlie » était plus un cri du cœur qu’un cri de ralliement.

De plus, nous déplorerons l’attitude des « esprits éclairés » pour qui « toute indication, même légère, de concordance ou de convergence doit être mise sous suspicion politique et philosophique » (1). En effet, dans certaines écoles à forte composition musulmane, mais également – et ce sont eux que nous visons – chez nombre d’intellectuels, de militants et d’accrocs des réseaux virtuels, se scanda le slogan « Je ne suis pas Charlie », pour des motifs politiques, géopolitiques, stratégiques, religieux, solidaires, provocateurs, complotistes, ou en raison de l’évolution de l’hebdomadaire. Non seulement cet anticonformisme de posture, qui ne cesse de se diviser pour se démarquer de tout ce qui pourrait unir, est passé à côté de ce qui se jouait à ce moment-là, mais en outre, son éloge des politiques minoritaires est peu porteur d’un avenir commun et émancipé.

Il serait trop simple de réduire aux points de vue de la bande à Choron ou à la liberté d’expression l’enjeu des attentats contre Charlie Hebdo et des réactions qui ont suivi. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment la liberté d’expression, en tant que droit fondamental, qui a été remise en cause dans cette affaire. Elle relève des libertés négatives, qui protègent de l’État, contrairement aux positives qui lui demandent d’intervenir. Celui-ci n’a ici posé aucune restriction. C’est davantage le droit à la sécurité qui n’a pas été garanti. Les attentats suivants le confirmeront. Si les membres de la rédaction de Charlie ont été visés au nom de ce qu’ils écrivaient et dessinaient, c’est plutôt, selon nous, au cours d’un acte de propagande par le fait, dans une stratégie de guérilla plus vaste que dans une opération contre la liberté d’expression. Néanmoins, celle-ci pourrait se trouver non pas restreinte, mais auto-réfrénée après la frilosité de certains, qui n’oseraient plus s’exprimer de peur des représailles. Ou à la condescendance d’autres, qui éviteront certains sujets et propos à dessein de ne pas critiquer les dominés car ce serait une nouvelle manifestation de la domination postcoloniale. À nos yeux, cela ne constitue pas, dans les deux cas, la juste réaction aux attentats. Cinq ans plus tard, nous en sommes pourtant probablement encore là.

La difficile coexistence des libertés

L’édito de Charlie Hebdo suivant la fusillade affirmait qu’il devait être désormais clair que « Je suis Charlie » signifiait aussi « Je suis laïcité ». Cette assertion s’est avérée tout aussi relative que l’adhésion au journal. En revanche, la laïcité, elle, s’est trouvée vigoureusement mise en cause et en débat depuis cet événement. Il est fondamental pour nous de ne jamais cesser de nous en préoccuper et de demeurer vigilants. Aussi bien à l’égard des ingérences religieuses néfastes au vivre ensemble que vis-à-vis des détournements ou conceptions restrictives de la laïcité qui y nuisent tout autant. Il faut persister à se battre et à agir pour une laïcité qui fonde le régime des libertés et des droits, une laïcité qui substitue la coexistence pacifique et la confrontation constructive à la guerre, aux ghettos et aux évitements. Une telle laïcité ne s’épanouit que dans une société qui assure, à travers diverses institutions et politiques, l’égalité, la solidarité et l’émancipation de toutes et tous.

Or, notre principal tourment concerne moins des valeurs attaquées qu’une guerre qui a été déclarée ou confirmée. L’État islamique en guerre contre l’Occident, et la sécurité d’État en guerre contre le terrorisme. Une guerre au nom du sacré de part et d’autre, une guerre identitaire… bientôt la guerre civile (2)? Peut-être aussi une guerre de tentative de survie, une guerre panique dans la confusion d’un monde à l’agonie. Devenu invivable pour une majorité galopante d’humains. Devenu impensable et ingérable pour ceux qui s’appliquent à le gouverner sans audace ni imagination.

Oui, cinq ans plus tard, ce qu’il reste de cet ébranlement de la République et de cet élan collectif, ce sont davantage la guerre, la peur et les mesures sécuritaires qu’un attachement aux principes fondamentaux et des efforts consentis pour les concrétiser. Les réponses aux problèmes complexes qui ont explosé le 7 janvier 2015, et au-delà, se sont révélées trop timides en matière d’intégration et d’émancipation, trop musclées en ce qui concerne le contrôle et la répression, inopérantes voire délétères sur le terrain de la « déradicalisation », inexistantes au niveau d’un projet commun de société. La liberté d’expression s’est vue limitée par la puissance publique pour certains groupes de population dont ne font pas partie les rédacteurs de Charlie Hebdo. Les dispositifs de l’état d’urgence ou d’alerte ont rogné les libertés d’un peu tout le monde. Pour autant, la sécurité n’a pas été assurée à cent pour cent. Les mesures protectrices ne seront jamais suffisantes. Les forces de l’ordre sont incapables d’éviter tout attentat et de garantir le risque zéro. C’est impossible dans l’absolu, c’est impossible en respectant les libertés, c’est impossible face aux tactiques des attaquants.

Ne serait-il pas plus judicieux et ambitieux alors de se demander comment des individus et des groupes peuvent en arriver là ? Affiner la compréhension, articuler les grilles de lecture (religieuses, sociologiques et géopolitiques) et leurs interactions ? Ni pour disculper complaisamment ni pour se flageller pernicieusement, mais afin de préciser les stratégies et décider les changements sociopolitiques les plus adéquats pour désamorcer l’endoctrinement et le ressentiment, pour répondre à la propagande djihadiste et au désarroi, pour rattraper les points de non-retour et réorienter des trajectoires. Cette impasse, comme d’autres, n’impose-t-elle pas la mise en place de politiques globales et adaptées aux transformations sociales et internationales, en mesure de résoudre les nombreux dysfonctionnements qui affectent la manière de faire société, d’être toutes et tous libres ensemble, solidaires et viables ? L’affirmation des valeurs forgées dans un contexte plus restreint que le monde actuel ne suffit plus. Il importe d’inventer de nouvelles modalités de leur mise en œuvre, sous peine de les voir devenir contre-productives et discréditées.

 


(1) Jean-Luc Nancy, « Un sens commun », dans Lignes, no 48 : « Les attentats, la pensée », octobre 2015, p. 9. Et juste avant : « La manifestation de millions de gens sonnés, indignés, effrayés, révoltés, qui en général répondait plus à la stupeur et au désarroi qu’aux appels du pouvoir, a aussitôt – le jour même – été dénoncée comme opération de propagande ou bien comme unanimisme crédule. »
(2) « Les identitaires en guerre entendent et s’entendent pour entraîner l’ensemble de la population dans leur guerre en ciblant des groupes tiers qui servent de bouc émissaire. Leur objectif commun est de pousser la société à se diviser en deux blocs. » (Christian Ferrié, « Manifeste contre la guerre identitaire », loc. cit., p. 49).