Espace de libertés | Décembre 2020 (n° 494)

Prisons : une invisibilisation genrée


Libres ensemble

En mars dernier, les prisons belges accueillaient quelque 10 825 détenus, dont 490 femmes1 réparties dans 9 des 32 établissements pénitentiaires belges2. Alors que l’intégration de la dimension de genre dans les politiques publiques fait de plus en plus l’objet de réflexions au sein des institutions, qu’en est-il de cette approche dans le système carcéral ? La prise en charge des détenues se fait-elle dans un processus égalitaire et respectueux de leurs spécificités ?


Vingt ans après les premières études de sociologie carcérale, les recherches sur les femmes détenues sont encore trop peu nombreuses, elles sont principalement anglophones et se centrent surtout sur des aspects tels que leurs liens familiaux ou leur sexualité. Cette lacune peut s’expliquer par la faible proportion de la population féminine en prison. Mais, comme le souligne la sociologue Corinne Rostaing3, ce n’est pas l’unique raison. Elle pointe ainsi trois processus contribuant à la méconnaissance, et donc à l’invisibilisation des femmes en milieu carcéral : la « non-distinction », entendue comme la négation des différences sous couvert de l’application d’un principe d’égalité ; la « légitimité androcentrée des recherches sur les détenus », qui représentent la majorité et sont donc un point de référence prétendument « neutre » ; et enfin « la valorisation de la différence », comprenant le risque d’essentialisation, voire de gynocentrisme.

Une nécessaire différenciation

S’il paraît presque « naturel » de séparer les hommes et les femmes en prison, cette séparation est toutefois devenue un phénomène rare à l’échelle des autres institutions. Olivia Nederlandt, chercheuse à l’Université Saint-Louis, note que la division associée au statut de minorité des femmes en prison « entraîne de multiples discriminations à leur égard ». Si elle s’est établie suivant une logique de sécurisation des femmes par rapport aux hommes, leurs besoins spécifiques sont en revanche peu pris en compte, alors même qu’elles font l’objet de « vulnérabilités et de besoins de base particuliers » qui diffèrent de ceux des hommes, par exemple en matière de liens sociaux, de réinsertion ou encore de soins de santé ou d’hygiène4.

A picture of a woman looking out of her appartment window while drinking a coffee, during the coronavirus lockdown in Krakow. On Wednesday, April 1, 2020, in Krakow, Poland. (Photo by Artur Widak/NurPhoto)

L’analyse de genre est importante en prison afin de tenir compte de la spécificité des besoins des femmes. © Artur Widak/NurPhoto/AFP

À l’instar des hommes, le maintien du lien social et familial est un enjeu important pour le devenir de toutes les détenues. Néanmoins, Gwenola Ricordeau5, professeure en justice criminelle, attire notre attention sur le vécu différencié des femmes incarcérées. Elle fait notamment remarquer que le nombre limité de lieux de détention et leur manque de diversité (pas de prison ouverte ni de maison de transition) conduisent à un éloignement plus marqué de leur lieu de vie et par conséquent de leurs proches. De plus, elles se retrouvent plus souvent seules face à la détention, car à leur entrée en prison, elles sont plus fréquemment abandonnées par leur partenaire que l’inverse. Les complications liées à leur libération sont renforcées par une stigmatisation accrue de leur passé judiciaire. Leurs liens sociaux sont donc plus fragiles que ceux des hommes, et leur soutien social moins grand en prison et à leur sortie.

Un travail stéréotypé et peu professionnalisant

Rappelons que le droit au travail est consacré pour tout un chacun dans la Constitution belge. L’univers carcéral ne fait pas exception, le chapitre VI de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire, ainsi que le statut juridique des détenus, définissent le droit au travail au sein des prisons. Celui-ci fait partie intégrante du processus de « réinsertion » des détenu.e.s, aussi bien sous l’angle économique que social. Tant pour les femmes que pour les hommes, il contribue à leur donner une forme de dignité ainsi qu’une structuration du temps proche de la vie hors des murs.

Toutefois, là encore, de nombreuses études attestent un accès différencié au travail et à la professionnalisation dans les lieux de détention. Les Femmes prévoyantes socialistes ont par exemple montré qu’au sein de la prison pour femmes de Berkendael, leur travail se limite à de petits travaux manuels ainsi qu’à de la gestion d’intendance, alors que les hommes ont généralement accès à des tâches plus professionnalisantes, comme la menuiserie ou l’électricité. Ajoutons à cela que, comme dans la société civile, les femmes incarcérées avec un enfant sont confrontées à la précarisation professionnelle, étant donné le manque de crèches internes et de prise en charge par des milieux d’accueil externes. Leur réinsertion repose alors essentiellement sur le rôle éducatif de mère au détriment de formations qualifiantes6.

Alors que le Comité européen pour la prévention de la torture recommande la mise en place en prison d’un programme d’activités qui mette les femmes et les hommes sur un pied d’égalité, la réalité est donc tout autre et reste empreinte de stéréotypes de genre. Le manque d’offres de travail dans les prisons belges est renforcé dans les prisons pour femmes par le manque de diversité des formations, peu professionnalisantes et reproduisant des clichés patriarcaux. Tous ces facteurs réduisent de façon significative les possibilités de réinsertion des femmes dans la société.

Des soins de santé peu adaptés

D’un point de vue plus intime, les femmes incarcérées ont des besoins spécifiques, notamment en matière d’hygiène. Toutefois, ces besoins ne semblent malheureusement pas toujours être une évidence en prison, entre autres lors des menstruations où certains accès de base (produits hygiéniques, eau, poubelle, etc.) ne sont pas toujours garantis. Les serviettes périodiques ne sont d’ailleurs pas gratuites, les détenues se devant de cantiner et donc d’acheter ces protections au sein même de la prison, où le prix de vente public peut parfois tripler. D’autres éléments sanitaires, comme les questions de suivi gynécologique ou de prise en charge des syndromes post-traumatiques (sachant qu’il y a une surreprésentation parmi les détenues de victimes de violences conjugales, sexuelles ou les deux à la fois), semblent également négligés.

Ajoutons à cela les questions liées à la surveillance d’une grossesse. En janvier 2020, on dénombrait quinze bébés vivant en prison et on estime à huit le nombre moyen de naissances par an dans les prisons belges. Si des établissements comme Bruges, Lantin ou Berkendael sont équipés de cellules plus « adaptées » et que certaines associations fournissent une aide non négligeable, Maud Lempereur, étudiante en droit à l’Université libre de Bruxelles, signale que la prise en charge des femmes enceintes ou avec enfant reste questionnable : l’accès à une échographie peut prendre plus de seize semaines, certaines femmes enceintes partagent leur cellule avec des fumeuses, des moyens de contrainte comme les menottes sont parfois encore utilisés lors de l’accouchement, etc.

Le règlement général des établissements pénitentiaires détaille les dispositions concernant l’accouchement et le séjour des enfants de 0 à 3 ans auprès de leur mère. Si elle le souhaite ou s’il n’y a personne d’autre pour s’occuper de lui, le bébé peut rester avec elle dans une cellule adaptée jusqu’à l’âge de 3 ans. Notons que c’est le seul régime spécifique qui implique une différence de traitement selon le sexe de la personne incarcérée. Ce régime, comme le rappelle Maud Lempereur7, ne vise à assurer qu’un bien-être minimal des mères et des enfants, de plus il n’est pas toujours respecté et varie en fonction des établissements.

Impact sur les enfants

De nombreuses études analysent de façon critique cette possibilité tant en ce qui concerne son effet sur l’enfant qui vivra en prison que sur l’impossibilité pour les pères de vivre avec lui. Ces recherches démontrent par exemple l’impact et l’importance que peut constituer un attachement de qualité pour la mère et son enfant, l’influence de ce séjour sur l’enfant et sur son développement social, cognitif et moteur, et attirent l’attention sur la prévalence des placements des enfants de mères incarcérées (34 %) par rapport aux enfants de pères incarcérés (12 %)8.

Plusieurs solutions sont en outre proposées par le milieu associatif, comme la construction de maisons mère-enfant, qui existent déjà aux Pays-Bas et en Finlande. Ce projet nécessite évidemment de prévoir un budget, ce qui n’est pas le cas pour l’instant, alors que plusieurs millions sont débloqués par l’État belge pour la construction d’une maxi-prison à Haren. On peut alors se demander s’il s’agit d’une réelle question financière ou d’un manque de volonté politique. Une autre solution serait d’aborder la réflexion sur les peines alternatives – au programme de l’accord gouvernemental 2020 – par le prisme du genre et donc de l’envisager pour des détenues enceintes ou avec des enfants en bas âge.

Pour conclure, libre ou incarcéré, personne ne devrait faire l’objet de discriminations en raison de son genre. Le monde carcéral n’est pas imperméable aux stéréotypes et aux injonctions genrées à l’œuvre dans notre société patriarcale, en témoignent les exemples d’accès aux soins de santé, au travail ou encore aux relations sociales. Il faudra, pour arriver à une égalité réelle et effective, de la volonté et la prise de mesures en cohérence avec les changements des mentalités à l’intérieur des murs comme à l’extérieur.


1 Le cas des femmes transgenres n’est pas abordé ici, mais elles font l’objet de discriminations similaires et spécifiques.
2 Avec la pandémie, ce nombre a temporairement diminué : Laurence Wauters, « Mesures liées au confinement : les prisons belges comptent 1 610 détenus en moins », mis en ligne sur www.lesoir.be, 5 mai 2020.
3 Corinne Rostaing, « L’invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison », dans Cahiers de Framespa, no 25, 2017.
4 Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, fiche thématique « Les femmes en prison », 2018.
5 Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019, pp. 89-116.
6 FPS, « Le travail des femmes privées de liberté. État des lieux », juillet 2014.
7 Maud Lempereur, Droits de la mère détenue accompagnée de son enfant en prison, mémoire de master en droit, ULB, 2020.
8 Coordination des ONG pour les droits de l’enfant, « Une maternité derrière les barreaux », 2012.