Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

Religions et pouvoir: une histoire d’influence


Dossier

Les lobbys religieux n’ont cessé de se développer ces dernières années, en réinventant une communication plus « tendance » et des stratégies d’entrisme afin de s’imposer dans les sphères d’influence européennes. Quitte à se rapprocher de mouvements politiques d’extrême droite.


Depuis dix ans, on assiste à un nouveau développement des lobbys religieux à Bruxelles. Ces groupes se sont spécialisés, en abordant des domaines comme la défense de la vie, celle de la famille ou de la liberté religieuse. Parmi les plus influents, citons ADF (Alliance Defending Europe), avec sa dizaine de lobbyistes accrédités au Parlement européen. Ce lobby, né aux États-Unis, gère des programmes de bourses juridiques pour former de nouvelles générations d’avocats à défendre un programme conservateur chrétien. Il finance des affaires judiciaires en faveur de sa lutte contre les droits sexuels et reproductifs, contre les droits des LGBTQI+ ou contre l’euthanasie. En la matière, ADF défend actuellement à la Cour européenne des droits de l’homme le dossier Tom Mortier contre la Belgique. À la tête de ce lobby, on retrouve la fille de Gabrielle Kuby, théoricienne de l’idéologie du genre, Sophia Kuby, activiste catholique conservatrice allemande et membre du conseil d’administration d’European Dignity Watch (EDW), un autre lobby influent, dont le siège est situé à la même adresse bruxelloise qu’ADF. EDW fournit des analyses politiques et des recherches sur des questions relatives à la législation anti-discrimination et à des questions bioéthiques. L’organisation a mis en place un réseau d’ONG et d’experts qui rencontrent des députés et des fonctionnaires européens afin de leur fournir des analyses et des recherches scientifiques d’un point de vue anti-choix. EDW est connu pour inonder les députés de notes et d’informations pour la dignité de la personne et les droits de l’homme, en protestant contre les initiatives en faveur des droits pro-choix et LGBTQI+.

En matière juridique, le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) est aussi un acteur influent important. Basé à Strasbourg et émanant d’une ONG américaine évangélique, ce centre s’est spécialisé dans les litiges à la Cour européenne des droits de l’homme, où il tente de limiter la reconnaissance des droits des LGBTQI+ et en matière de procréation, en intervenant dans de nombreuses affaires comme celle de Soile Lautsi contre la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes en 2011. Son directeur, Gregor Puppinck, représente également le Saint-Siège au Conseil de l’Europe où il a notamment défendu la liberté de conscience des professions médicales, dans les domaines de l’avortement et de l’euthanasie, et s’est opposé à la légalisation de la gestation pour autrui.

À côté de ces mastodontes, on peut citer aussi l’Institut européen de bioéthique (IEB), dont les positions sur l’avortement ou l’euthanasie ne laissent aucun doute sur les visées du mouvement, malgré son intitulé pseudo-scientifique. L’IEB dispose de trois lobbyistes accrédités au Parlement, parmi lesquels Carine Brochier et Constance du Bus, figure de proue de la Marche pour la vie en Belgique. Dans son comité d’honneur, on retrouve deux députés slovaques, Anna Zaborska, qui prône par exemple l’enfermement des personnes homosexuelles, ou Miroslav Mikolasik, président de Domum Vitae, une association empruntant son nom à l’instruction romaine de la congrégation pour le domaine de la foi « sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation ». À leurs côtés, Elizabeth Monfort, ancienne députée européenne, qualifiée par Le Monde de « figure catholique proche de l’Opus Dei et adversaire déclarée du lobby du genre ». Elle préside l’association Alliance pour un nouveau féminisme européen qui a « pour but de lutter contre les théories du genre en Europe ».

L’IEB a établi un réseau avec d’autres mouvements européens et internationaux comme avec la Fondation Lejeune, par exemple, un mouvement anti-choix dont le président, Jean-Marie Le Méné est membre de son comité scientifique. Depuis 2009, ce dernier fait partie de l’Académie pontificale pour la vie. Il est aussi à l’initiative du site d’actualité genethique.org qui relaie les thèses des différents lobbys religieux et conservateurs en matière d’IVG ou d’euthanasie.

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À noter que l’IEB partage ses bureaux (ou à tout le moins l’adresse) avec Alliance Vita, association créée en 1993 par Christine Boutin, un des principaux mouvements pro-vie (avec un budget de 2,3 millions d’euros) qui présente ses objectifs comme « le respect de la dignité humaine, particulièrement des plus vulnérables ». Ce mouvement est aussi devenu célèbre pour ses violences contre le mariage entre personnes de même sexe.

Une communication à la pointe

Au cours des dernières années, ces divers mouvements ont gagné en professionnalisme et en visibilité à travers le recours à l’expertise. Celle-ci constitue même une ressource pour ces lobbys dans la mesure où les institutions européennes sont véritablement en quête d’expertise tout au long du processus de prise de décision. « Nous sommes passés d’un mouvement de militants assez amateurs à un mouvement professionnel », insiste Neil Datta, directeur exécutif du Forum européen pour la population et le développement. « Ce sont des gens qui touchent un salaire pour ce genre de travail, qui ont des diplômes en droit, en politique, des personnes qui savent comment naviguer au sein des institutions notamment européennes, et comment faire avancer un agenda politique. »

Le succès de ces mouvements s’explique aussi par leur stratégie à sécuriser leur discours pour le rendre plus acceptable au premier abord en abordant un langage séculier. « Ils sont contraints d’adapter et de lisser leurs discours pour être entendus, un signe que leur véritable mission est tout simplement inaudible, voire inacceptable pour la grande majorité des Européens », remarque Neil Datta. Ils ont ainsi développé toute une rhétorique, en instrumentalisant le registre des droits de l’homme qui leur fournit un catalogue très vaste de principes universels et consensuels, autour de notions comme la dignité humaine ou le droit à la vie, que ce soit en matière d’avortement ou d’euthanasie. C’est à travers ces notions que ces mouvements mènent d’ailleurs des procès en Europe et testent les cours, avec une même finalité, légitimer leurs idéaux religieux.

« Les anti-choix ont aussi très vite compris l’importance et la force que pouvait leur donner une mobilisation de terrain. Du fait de la sécularisation de la société, ils ont dû trouver de nouveaux modes d’action. Il y a eu une réflexion et une organisation, du côté pro-vie, qui n’a pas son pendant du côté pro-choix. Parce que, de ce côté, on pensait que ce combat était acquis et gagné », ajoute Émilie Mondo, chercheuse à l’Institut d’études européennes de l’ULB.

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Cette mobilisation qui a trouvé son point d’orgue avec la campagne citoyenne One of Us lancée en 2012 qui souhaitait la fin du financement de l’UE pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et pour les ONG fournissant des services de santé et de droits en matière de sexualité et de procréation dans les pays en développement. « Les lobbys religieux ont trouvé une force de frappe, un angle d’attaque, un espace vide dans lequel ils se sont engouffrés, au détriment des pro-choix qui ont dû réagir, mais avec retard. Cet angle d’attaque, cet espace vide, ce fut notamment l’Initiative citoyenne européenne », poursuit Émilie Mondo. Cette pétition a recueilli presque 2 millions de signatures dans sept pays européens (Espagne, Hongrie, Allemagne, Italie, Pologne, France et Royaume-Uni), a reçu le soutien de deux papes, l’actuel et le précédent, et sa défense a été orchestrée par Gregor Puppinck, directeur d’ECLJ. Depuis 2016, cette campagne est devenue une fédération transnationale de vingt-cinq associations ; elle continue de faire pression avec des revendications similaires au niveau européen et elle est désormais gérée par le directeur de la Fondation Lejeune.

Un agenda pour l’Europe

Si leur activisme s’est professionnalisé, l’autre stratégie de ces mouvements passe par le tissage d’un réseau toujours plus influent. La plupart de ces associations et ONG religieuses se sont d’ailleurs fédérées au niveau européen depuis 2013, sous l’étendard Agenda Europe. À la base, il s’agissait d’un blog qui assurait une veille législative constante et attaquait au vitriol les défenseurs des droits humains. « Agenda Europe est devenu un réseau d’organisations inspirées par le Vatican, s’opposant au droit à l’avortement, à la contraception, mais aussi au mariage pour tous, aux droits LGBTQI+ », explique Neil Datta. Agenda Europe réunit des ONG comme le Centre européen pour la loi et la justice ou l’organisation ADF. Ce rassemblement coordonne les actions, tant à l’échelon national qu’international, en lançant des idées qui se transforment en actions concertées, avec des relais sur le terrain comme La Manif pour tous en France, HazteOir en Espagne ou Ordo Iuris en Pologne. Coordonnée par Gregor Puppinck d’ECLJ, la campagne One of Us, stigmatisant l’avortement, concernait également la plupart des membres d’Agenda Europe. Avec un seul credo : celui de restaurer l’ordre naturel. « Agenda Europe perçoit les avancées progressistes comme une émanation de l’Europe. Les différents groupes qui le composent veulent donc y être présents afin d’y stopper ces avancées, même si l’Union européenne n’a pas vraiment de compétences à ce niveau, elle peut néanmoins indiquer le ton à prendre sur certaines questions », continue-t-il.

Depuis 2015, Agenda Europe a défini cinq stratégies thématiques différentes contre l’euthanasie, pour la liberté de religion, pour le mariage et la famille, pour s’opposer à la législation anti-discrimination et contre la gestation pour autrui. Celles-ci sont portées par des personnalités comme Gudrun Kugler, une militante autrichienne, proche du Vatican, contre les droits sexuels et reproductifs, actuellement députée pour l’OVP, le parti chrétien-démocrate autrichien. On retrouve aussi Sophia Kuby ou Grégor Puppinck. « C’est dans le domaine du mariage et de la famille qu’Agenda Europe a été sans conteste le plus efficace, notamment en marquant un coup d’arrêt à l’extension des droits matrimoniaux aux couples de même sexe en Croatie ou en Slovénie. Sa méthode a consisté à recenser les initiatives citoyennes, telles les pétitions formelles, qui imposent aux autorités publiques d’agir par voie référendaire ou par d’autres procédures officielles », relève Neil Datta.

Ces mouvements sont aussi soutenus par de nombreux mécènes et donateurs parmi lesquels figurent des aristocrates autrichiens, des milliardaires anti-avortement, des oligarques russes proches de l’Église orthodoxe ou des fondamentalistes américains proches de l’administration Trump. Ces derniers ont consacré 50 millions de dollars au déploiement de ces groupes religieux et conservateurs en Europe ces dix dernières années, en soutenant des campagnes contre les droits des LGBTQI+ en Roumanie et en Tchéquie, en finançant un réseau de campagnes anti-avortement en Italie et en Espagne. C’est ce qu’a révélé OpenDemocracy sur son site en mars dernier. Grâce à ce soutien, ADF et ECLJ ont dépensé plus de 20 millions d’euros en Europe depuis 2008.

Une convergence des luttes

« Et si ce rassemblement ne s’est pas structuré plus tôt, c’est parce qu’il a fallu créer un corpus idéologique, celui de l’idéologie du genre », rappelle Neil Datta. Rien d’étonnant à ce que depuis quelques années, les critiques et les attaques autour du genre se multiplient un peu partout sur le continent. D’autant que la dynamique politique dans beaucoup d’États européens leur est favorable. « Il est intéressant de voir que ces idées se développent au moment même où on assiste, dans certains pays, à un recul sur les questions de démocratie. Les reculs sur les questions de sexualité, de droits des femmes, des minorités constituent souvent les premiers indicateurs d’un recul de la démocratie », poursuit Neil Datta.

Plusieurs de ces mouvements se sont d’ailleurs retrouvés à Vérone au printemps dernier lors du Congrès mondial des familles, auquel ont participé plusieurs leaders de l’extrême droite européenne, dont Matteo Salvini, ministre italien de l’Intérieur. « Aujourd’hui, ce projet dépasse largement le giron catholique et permet des articulations inédites avec des groupes et des partis populistes et d’extrême droite. Historiquement, ceux-ci n’avaient pas d’intérêt pour les questions mobilisées par ces groupes religieux. Salvini est quelqu’un qui n’était ni religieux ni intéressé par les questions autour de la famille. Mais il a compris l’intérêt de ce combat, de l’instrumentalisation de la religion à des fins nationales », termine le sociologue David Paternotte. De quoi appeler les mouvements progressistes et laïques à la plus grande vigilance et à être plus que jamais unis face à cette nouvelle menace à double visage.