Espace de libertés | Juin 2020 (n° 490)

Des sentinelles pour une résilience sociétale – Un entretien avec Frédéric Keck


Grand entretien

Dans «  Les Sentinelles des pandémies  », l’anthropologue Frédéric Keck livre le résultat d’une enquête ethnographique sur les techniques de gestion des épidémies, une enquête menée à Hong Kong, à Taïwan et à Singapour entre 2007 et 2013. Publié en pleine crise du Covid-19, l’essai dégage des modèles d’anticipation du futur, développe des réflexions sur les liens entre humains, animaux et virus, sur les « signaux d’alerte », qui nous permettent de nous orienter dans la désorientation actuelle.


Vos recherches en anthropologie sociale se sont penchées sur les crises sanitaires, les modes de penser et d’agir activés afin d’éviter ou de faire face à des agents pathogènes générant des pandémies. Pouvez-vous expliciter les trois modèles d’anticipation des catastrophes sanitaires que vous appelez précaution, prévention et préparation ?

J’emprunte cette distinction à l’anthropologue Andrew Lakoff qui la développe dans son livre Unprepared et dans un récent entretien au Monde. La prévention, c’est ce que les États européens ont au xixe siècle pour contrôler les épidémies qui affectaient leurs populations sur leur territoire : calculer les risques d’exposition aux épidémies et distribuer les ressources en fonction du différentiel d’exposition. C’est le fondement de la sécurité sociale. La préparation apparaît dans le domaine sanitaire à la fin de la guerre froide lorsque l’on parle de sécurité mondiale : les instances internationales cherchent à protéger un de leurs membres d’une épidémie qui commencerait dans un autre pays membre. Comme on ne peut pas calculer la probabilité d’émergence d’un nouveau pathogène dans n’importe quel lieu de la planète, il faut imaginer la catastrophe d’une pandémie qui affecte toute l’humanité pour en limiter les conséquences. Entre ces deux rationalités, l’Europe a mis en place, dans les années 1970, le principe de précaution, que la France a inscrit dans sa Constitution en 2005. Il recommande de maximiser les risques pour justifier une décision souveraine (comme l’abattage des animaux malades ou le confinement des humains susceptibles d’être malades) par un comité d’experts se réunissant en situation d’incertitude.

Pourquoi plaidez-vous pour le modèle de la préparation ? En quoi redessine-t-il les rapports entre les humains et les animaux ? Permet-il de repenser notre rapport aux formes du vivant, de sortir de la logique mortifère de l’anthropocène ? 

La préparation aux pandémies a été prise très au sérieux dans les sociétés asiatiques après la crise du SRAS, qui a profondément bouleversé les rapports sociaux et écologiques en rendant crédibles les scénarios d’émergence d’un virus de grippe des réservoirs animaux du sud de la Chine. Elle a consisté à mettre en place des sentinelles (comme des volailles non vaccinées dans les fermes qui lancent l’alerte sur l’arrivée de la grippe aviaire), des simulations (notamment dans les hôpitaux où le personnel répète de façon régulière les gestes d’urgence à prendre en cas de pandémie) et des formes de stockage (en particulier des bases de données où les séquences génétiques des virus sont conservées et des lieux gardés secrets dans lesquels des masques, des vaccins et des antiviraux sont maintenus). La France a voulu mettre en place la préparation aux pandémies en 2005 lors de l’arrivée de la grippe aviaire, mais on en est resté au stade des déclarations : les élevages n’ont pas fait l’objet d’une véritable surveillance mais plutôt de sacrifices massifs lors de l’émergence d’une souche ; les simulations sont restées des scénarios de cinéma ; le stockage de masques a cessé pour faire des économies dans les hôpitaux. La canicule de 2003 et le débat sur le foulard islamique en 2004 n’ont pas permis d’anticiper un virus qui infecte les voies respiratoires et tue les personnes âgées, contraignant l’ensemble de la population à mettre un masque. C’est pourquoi je dis que nous n’avons pas intégré l’imaginaire de la préparation aux catastrophes, qui passe par des gestes quotidiens comme l’usage de sentinelles ou de masques, mais aussi par des films qui n’ont rien à voir avec l’idée fondée sur la crainte du pillage des ressources rares qu’Hollywood cultive et exploite. Au contraire, les populations asiatiques que j’ai étudiées (Hong Kong, Taïwan, Singapour) ont intégré cet imaginaire, car elles ont compris ce qu’implique l’émergence de pathogènes résultant des transformations qu’impose l’espèce humaine à son environnement.

Free-range hens from farmer Philipp Benger walk around the sunroom of the mobile henhouse in Schaephuysen, Germany, 01 February 2017. Since December 2016 a confinement requirement for poultry has been in effect in North Rhine-Westphalia due to avian flu.

Certains pays asiatiques ont mis en place des «sentinelles» pour prévenir l’émergence de maladie, par exemple des volailles non vaccinées dans les élevages, pour lancer l’alerte en cas de grippe aviaire.


Les virus, écrivez-vous, « ne sont pas des entités intentionnelles visant à tuer des humains, mais plutôt le signe d’un déséquilibre entre les espèces d’un écosystème ». Les pandémies se multiplient en raison de la destruction de la biodiversité, des habitats des animaux sauvages, de la déforestation, de l’élevage intensif. La crise du Covid-19 obligera-t-elle à repenser notre lien aux non-humains, à la nature ? 

Même si l’hypothèse d’un accident de laboratoire, en elle-même peu probable, est attestée, le Covid-19 est causé de façon certaine par un coronavirus qui s’est transmis des chauves-souris aux humains. Depuis la crise du SRAS, on savait que les chauves-souris transmettaient de nombreux virus émergents aux humains, comme Hendra en Australie ou Nipah en Malaisie et au Bangladesh, soit directement soit par un animal intermédiaire. Cela confortait l’hypothèse des biologistes australiens qui ont montré dans les années 1970 que les oiseaux sauvages transmettaient les virus de grippe pandémique aux cochons dans le sud de la Chine. On peut dire que cela ne concerne que les changements écologiques en Asie comme la déforestation qui rapproche les chauves-souris des habitats humains ou l’élevage industriel de volailles qui amplifie les mutations sauvages des virus de grippe. Mais avec le transport aérien, une émergence virale dans le sud de la Chine concerne l’ensemble de l’humanité qu’elle affecte très rapidement.

À travers l’histoire, les épidémies sont chaque fois liées à des phases de mondialisation. En appelez-vous à une démondialisation ?

Les grandes épidémies, comme la peste dans l’Ancien Monde au Moyen Âge ou la variole dans le Nouveau Monde à l’âge moderne, sont liées à de grandes phases de la mondialisation : les foires commerciales, qui mettent en contact l’Europe et l’Orient, les bateaux de commerce, qui mettent en contact l’Europe et l’Amérique. Les pandémies de grippe signalent la place nouvelle de la Chine dans la mondialisation, avec la délocalisation des chaînes de production permettant dans les années 1970 de faire baisser les coûts des produits industriels et de maintenir un mode de production devenu intenable. Il va donc falloir relocaliser les productions pour éviter les pandémies de ce type, et discuter de l’utilité d’acheter certains biens ou de les exporter au bout du monde. C’est la base d’un libéralisme sain, celui d’Adam Smith et de Joseph Ricardo, à partir d’une analyse des solidarités planétaires révélées par cette pandémie.

Comment les savoirs et pratiques des microbiologistes et des ornithologues peuvent-ils s’unir et conjoindre leurs formes de connaissance afin de faire face à une pandémie ? Vous décrivez des similitudes entre les pratiques des « chasseurs de virus » et celles des chasseurs-cueilleurs. 

Les virologues suivent les virus dans les réservoirs animaux par des techniques de prélèvement et de séquençage de virus. C’est pourquoi je prends au sérieux l’expression « chasseurs de virus » qui est utilisée pour les décrire depuis les années 1970 (sur le modèle du livre de Paul De Kruif paru en 1926, Chasseurs de microbes). En me référant aux travaux de Philippe Descola et d’Eduardo Viveiros de Castro, je dis que ces « chasseurs de virus » prennent le point de vue des animaux à travers les virus, car ceux-ci sont des signes de catastrophes qui vont affecter les humains du fait de leur mauvais traitement des animaux. Je confirme cette hypothèse par l’alliance entre les virologues et les ornithologues leur permettant de suivre au quotidien les mutations des virus de grippe chez les oiseaux sauvages. Les ornithologues cherchent également à prendre le point de vue des oiseaux sur les catastrophes qui les affectent en commun avec les humains : extinction d’espèces du fait de la dégradation des habitats, radiations nucléaires, perturbateurs endocriniens. Cette alliance aux niveaux à la fois local et international devrait, je l’espère, nous faire mieux entendre les signaux d’alerte que les animaux nous envoient montrant que notre mode de production et de consommation n’est pas bon pour la planète.