Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

La Terre a rendez-vous avec l’humanité


Grand entretien

Face à l’impasse des systèmes dominants, le politologue et économiste italien Riccardo Petrella plaide avec urgence pour une autre façon d’habiter la Terre. Un pacte pour tous : êtres humains et autres espèces vivantes. Le changement doit d’abord être collectif et non local et individuel.

La COP24 a à nouveau illustré le déni des États par rapport aux défis climatiques. Comment en est-on arrivé là ?

La conférence de l’ONU sur le changement climatique, à Lima – la COP20 – qui s’est tenue fin 2014 a anéanti l’idée d’un accord mondial. À partir de ce moment, chaque État pouvait décider individuellement de ses objectifs et de son pouvoir de contrôle en la matière, en vertu du principe de la souveraineté nationale sur les ressources de la planète. Après la conférence de Copenhague de 2009, qui réunissait des États et des mouvements associatifs, celle de Lima était principalement intergouvernementale. L’influence des autres acteurs y était très limitée en matière de responsabilité civile. La priorité était donnée au secteur économique, en particulier au travers de délégations nationales. Le but de cette conférence était pourtant de poser les bases d’un programme commun lors de la COP21 à Paris, un an plus tard. Dix-sept objectifs de développement durable y ont été définis, mais chaque État est devenu libre de réaliser ce qu’il souhaitait. Tout cela démontre les faiblesses structurelles des principes et solutions liés à la problématique de la protection de la Terre.

De même, le principe de légitimité des brevets sur le vivant, dans un but lucratif, a toujours constitué une entrave à un projet environnemental mondial ?

Oui, il s’agit du deuxième principe qui empêche la COP de réaliser des choses, même très partielles : aucune des COP n’a mis en question le droit de propriété privée sur le vivant. Celui-ci a été instauré par la Cour suprême des États-Unis en 1980 et prévoit que sur une période de 17 à 25 ans, des sujets privés peuvent être propriétaires d’une cellule, d’une molécule, d’un gène, d’une espèce animale. Suite à cela, en 1998, l’Union européenne a également adopté une directive dans ce sens pour assurer sa compétitivité. Depuis lors, on assiste à une exploitation dévastatrice et monétarisée des ressources de la planète. Cette brevetabilité du vivant confère le pouvoir aux multinationales, le but étant de maximiser les profits des entreprises. C’est de cette façon que la molécule du glyphosate est devenue la propriété de Monsanto – qui détient 7 200 brevets – et qu’aujourd’hui se pose la question de la prolongation du brevet et de son autorisation. La France était d’abord contre, puis l’a défendue au nom de l’industrie agro-alimentaire française. On donne le pouvoir de la régulation politique à des marchés privés. Lesquels, selon l’Union européenne, seraient les seuls aptes à optimiser les ressources de la terre. Dans ce contexte, comme espérer un changement climatique ?

A fisheye lens view of people walking across the dried-up Hubei lake in Zhengzhou, central China's Henan province on February 12, 2009. In four provinces, Henan, Anhui, Shandong and Shanxi, authorities have declared the highest-level drought emergency, the first time the emergency had ever been raised so high, as some regions had not seen precipitation in more than 100 days. CHINA OUT GETTY OUT AFP PHOTO (Photo by STR / AFP)
La Terre est en sursis. Il faut d’urgence modifier le cours de l’histoire. © STR/AFP

C’est également le cas de l’eau en Europe ?

Depuis le début des années 1990, la Commission européenne appuie la soumission de l’eau et des services hydriques aux règles du marché, mais elle est partiellement contrecarrée par des mouvements populaires qui défendent le caractère public de l’eau et de sa gestion. La Directive-cadre sur l’eau de l’an 2000 a contraint le citoyen à payer l’accès à l’eau potable et à son assainissement. Et depuis 2012, un Plan de sauvegarde des eaux d’Europe confère à des porteurs d’intérêts privés la mission de définir les priorités de la politique européenne de l’eau.

Ces orientations répondent aux ambitions de compétitivité et de sécurité nationales, désormais liées et érigées en priorités par les États. Parallèlement, on assiste à une militarisation accrue du monde.

La guerre et les activités militaires sont économiquement rentables, et se placent en troisième position après les secteurs informatique et pharmaceutique. La militarisation du monde garantit l’accès aux ressources par la guerre, et augmente le PIB des pays qui investissent dans l’armement. La chute de l’URSS en 1989 a conforté les États-Unis dans sa position d’unique superpuissance militaire mondiale, avec des armes de plus en plus sophistiquées. Dans un contexte de « terrorisme global », la France et le Royaume-Uni lui ont emboîté le pas, suivis par des pays comme la Russie, la Chine, Israël. Ces pays figurent parmi les principaux exportateurs d’armes au monde. Sur le plan politico-culturel, l’objectif premier est celui de la sécurité nationale et justifie tous les choix. À nouveau, le concept de sécurité collective n’entre pas en jeu. Tout État se donne les moyens de garantir l’approvisionnement de ressources là où elles existent. Par exemple, les entreprises américaines, françaises, britanniques font développer des produits chimiques dans d’autres régions du monde. Or, si les puissances décident que c’est stratégiquement important pour leur sécurité nationale, c’est une source de guerres au sein des pays mêmes. Dans le contexte de la coalition arabo-occidentale contre l’État islamique, nous avons ainsi fomenté la guerre en Irak et en Syrie.

La guerre et les activités militaires sont économiquement rentables, et se placent en troisième position après les secteurs informatique et pharmaceutique.

Au niveau environnemental, on nous martèle que le changement passe par les comportements individuels : la manière de se chauffer, la voiture électrique… Qu’en est-il ?

C’est le système qui doit changer. Mais très souvent, les associations civiles tombent dans le piège. Fragilisées par les budgets qui diminuent, elles se sont repliées sur le local et pensent pouvoir agir par ce biais. Ce type d’associations contribue à faire croire que le changement passe par l’individu. Or, aujourd’hui, elles reçoivent des aides du privé. Le partenariat privé-public leur semble une solution pour obtenir des subsides. De la même façon, celui-ci est source de subsides pour les grandes entreprises. On en arrive à ce type de situation et aux conséquences liées, tel le fait qu’aucune véritable politique de développement durable n’est mise en place. La marchandisation entraîne une privatisation des pouvoirs publics et la défense des porteurs d’intérêts. Le pouvoir appartient aujourd’hui essentiellement à la finance et aux banques.

Comment peut-on dès lors, en tant que citoyens, lutter contre le système actuel ?

Comment changer un système aussi fort, brutal, qui a réussi à convaincre la population mondiale que le capitalisme est l’unique voie qui peut fonctionner et que le changement ne peut s’opérer qu’au sein de ce même système ? En ne faisant pas ce qu’il propose, comme « change ton mode de vie ». La culture judéo-chrétienne inculque le salut individuel ; or le changement doit être collectif. La lutte doit s’organiser au niveau mondial. La difficulté est qu’aujourd’hui le système domine les outils de changement : la presse, la finance, la science, la technologie… au détriment d’une vision autonome des progressistes.

Les marches collectives se multiplient un peu partout. Peuvent-elles selon vous contribuer au changement ?

Je suis favorable à ce type d’initiatives. La Marche mondiale des femmes conscientise et fait peu à peu bouger les choses. Les marches collectives mobilisent des millions de gens dans le monde. Elles sont efficaces dans une perspective historique, pas en cinq ans. Par exemple, en Russie, des « petites » marches ont ensuite réuni des dizaines, des centaines, des milliers de personnes. À Rome, 170 000 personnes ont participé à la dernière marche des femmes. Le 8 mars, cette marche a débouché sur une grève du travail des femmes, alors qu’aucun syndicat n’est jamais parvenu à organiser une grève mondiale.

L’État s’est donné une propriété patrimoniale sur le citoyen par la nationalité octroyée.

Vous appelez l’humanité à réagir, notamment au travers d’un Pacte. Qu’entendez-vous par là ?

Les citoyens sont invités à modifier le cours de l’histoire en inventant une autre façon d’habiter la Terre pour tous, êtres humains et autres espèces vivantes de la planète. Ainsi, en Italie, en décembre dernier, nous avons organisé une première Agora des habitants de la Terre, afin de tenter de donner une série de réponses aux questions actuelles, et de définir un Pacte de l’humanité. Des communes ont été invitées à proclamer leur décision à octroyer aux citoyens une carte d’identité des habitants de la Terre. Celle-ci a une valeur symbolique, politique, culturelle. Sur cette carte, on indiquera juste les noms, prénoms, dates de naissance, villes d’origine. Les communes peuvent le faire, mais non les États qui depuis plus de cent ans sont responsables du vol de la citoyenneté. L’État s’est donné une propriété patrimoniale sur le citoyen par la nationalité octroyée. L’être humain est devenu la propriété d’une conception stato-centrique. L’habitant de la Terre, lui, est d’abord cela avant d’être citoyen d’un pays.