Espace de libertés – Mars 2018

Une société en mal de ciment. Entretien avec Djemila Benhabib


Grand entretien

Depuis l’Algérie où elle a passé sa jeunesse au Québec où elle vit aujourd’hui, Djemila Benhabib n’a cessé de militer pour une laïcité forte. Féministe engagée, elle dénonce les concessions faites aux religieux, notamment via les accommodements raisonnables. Prix de la liberté d’expression en 2016 et prix international de laïcité en 2012, elle appelle les laïques, croyants et non croyants, de tous les pays à se mobiliser.


Depuis votre livre Ma vie à contre-Coran (1) publié il y a 9 ans, vous ne manquez pas d’interpeller sur les risques de l’islam politique. Votre parcours personnel a-t-il nourri votre combat pour la laïcité?

Oui. J’ai été témoin, enfant, adolescente et jeune adulte, de la pénétration de l’islam politique au sein du système éducatif et de la condition des femmes en Algérie. Témoin aussi de la montée fulgurante de l’islam politique comme mouvance politique qui portait en elle la violence. Donc j’avais envie, à partir de mon vécu, d’intellectualiser et d’offrir un prisme pour que les gens comprennent ce qu’est l’islam politique; c’est une idéologie totalitaire qui ne peut pas être domestiquée. Par la suite, j’ai compris que les démocraties occidentales dans lesquelles j’évoluais n’étaient pas aussi idéalistes qu’elles le semblaient au départ. J’ai montré du doigt toutes les brèches qui existent au sein des démocraties occidentales. J’ai aussi dénoncé les lâchetés, petites et grandes, de ces démocraties qui entretiennent ce monstre qu’est l’islam politique.

Pendant votre jeunesse en Algérie, avez-vous été directement confrontée à l’islam radical?

Pas tout à fait. Ce qui est beaucoup plus complexe, c’est qu’on a l’impression de vivre dans une forme de normalité et de tranquillité. Je vivais dans une famille d’intellectuels, de privilégiés. Mon père était un fervent militant démocrate dans une société presque normale. Et un jour, on se réveille et on est frappé par la violence. Alors forcément on se demande: « Qu’est-ce qui nous a échappé? Pourquoi n’a-t-on pas anticipé cette violence? » Le réveil a été brutal… Il y a eu des attentats ciblés. D’abord vers les agents de sécurité, puis vers les élites, donc les intellectuels que l’on liquidait parce qu’on voulait liquider la pensée. L’islam politique s’impose dans une société qui devient un désert culturel et intellectuel; il fait table rase de la pensée. Toutes les élites démocrates étaient gênantes et mes parents en faisaient partie.

Pour vous, les démocraties ont fait trop de compromis avec les religions?

Nous nous sommes installés en France en 1994 avec mes parents à Saint-Denis. Et on voyait déjà que l’intégrisme travaillait le corps social au sein des quartiers de la banlieue nord où je travaillais. Il y avait déjà des jeunes auxquels on avait inculqué la détestation des femmes et la haine des juifs. Je voyais là les germes, ceux-là mêmes qui ont fait que l’Algérie avait basculé quelques années auparavant. Évidemment je n’étais pas la seule à les voir, nous étions nombreux, politiciens, professeurs, journalistes, à attirer l’attention des pouvoirs publics. Mais on a totalement sous-estimé nos observations, on les a banalisées, minimisées. La seule chose qu’on nous répondait à l’époque, c’était: « Oh là là, mais vous ne vous rendez pas compte! La France n’est pas l’Algérie, la France ne basculera jamais dans la violence! Vous êtes des traumatisés, il vous faudra quelques années pour guérir vos bobos. » Certes il a fallu de nombreuses années pour guérir ces plaies, mais aujourd’hui la société française, et les sociétés européennes de façon générale, porte aussi cette blessure.

La question à laquelle j’aurais souhaité répondre, c’est: aurait-on pu éviter cette montée du terrorisme si on avait pris au sérieux la parole des démocrates algériens? Nous avions été témoins de cette montée fulgurante, de la même façon que les Iraniens en 1979 ont été piégés par la révolution islamiste de Khomeiny, pratiquement dans l’indifférence générale du monde. Ce sont des expériences qui ne sont pas uniques, ce sont des expériences universelles. Malheureusement, on ne leur a pas donné l’attention qu’elles méritaient.

Nous n’avons pas encore de textes juridiques pour clarifier la position du Québec vis-à-vis du religieux.

Quel regard portez-vous sur la laïcité au Québec, où vous vivez depuis 20 ans?

Le Canada n’est pas un État laïque. Nous n’avons pas encore de textes juridiques pour clarifier la position du Québec vis-à-vis du religieux. Nous vivons dans l’ambiguïté, comme la plupart des démocraties occidentales. On aime l’ambiguïté par rapport aux religions, comme si choisir était devenu très compliqué, comme s’il fallait être courageux et qu’on manquait de courage, comme si se prononcer était devenu presque impossible pour ces démocraties occidentales. Lorsque je me suis installée au Québec en 1997, l’islamisme était très marginal. Mais aujourd’hui, il se porte merveilleusement bien, parce qu’il a pu obtenir un terreau favorable qui est celui de la complaisance des élites académiques, des élites médiatiques et du clientélisme des élites politiques.

Le Québec va très loin en matière d’accommodements raisonnables. Trop loin?

Oui. L’un des premiers accommodements est survenu au Québec à travers un jeune enfant sikh. À 12 ans, il a souhaité venir à l’école muni de son kirpan, le petit poignard sikh. Les enseignants ont été terrifiés par cette demande. Et la commission scolaire a fait savoir aux parents que ce n’était pas une très bonne idée qu’un gamin puisse se balader avec un poignard à l’école. Mais les parents n’ont pas accepté. On a glissé dans le monde de la superstition, de l’irrationnel et ça s’est transformé en bataille judiciaire. La Cour supérieure et la Cour d’appel ont donné raison à la commission scolaire, jugeant que c’était totalement insensé pour un gamin d’être muni d’un poignard. Mais le plus haut tribunal du pays, la Cour suprême du Canada, avec cette baguette magique qu’est le multiculturalisme, a transformé un poignard en une fleur et a finalement accepté la demande des parents. Les juges sont même allés plus loin en disant que le rôle de l’école est précisément d’éduquer les enfants à accepter les différences et à accepter en l’occurrence que le gamin puisse porter le poignard sikh.

Aujourd’hui dans les écoles publiques québécoises, tous les symboles religieux sont permis, autant chez les enseignants que chez les élèves, y compris le voile intégral. Il y a quelques années, un journaliste m’a appelée pour me demander si la musique était interdite par l’islam. J’ai trouvé cette question curieuse. En fait, une famille musulmane demandait à l’école que son enfant soit dispensé des chants de Noël et que l’on puisse lui mettre un casque insonorisé de façon à l’isoler. La directrice a accepté et a demandé à l’enseignante d’isoler cet enfant des autres enfants pendant les chants de Noël. Moi, là, je décroche. On marche sur la tête! Nous sommes sur une pente très, très dangereuse parce que d’acceptations en renoncements, notre société est en train de se fragmenter. Nous n’avons plus de ciment qui puisse unir le corps social autour de valeurs et de principes communs. Notre démocratie est en danger.

Votre liberté de parole vous a valu plusieurs procès, que vous avez tous gagnés. Ceux qui osent critiquer la montée de l’islam radical sont régulièrement poursuivis au Canada. Est-on entré dans une forme de djihad juridique?

La bataille s’est déplacée sur le terrain de la liberté d’expression. Il y a quelques années encore, on pouvait émettre un certain nombre d’idées sans pour autant vivre avec la crainte d’être poursuivi. Cette époque est totalement révolue. Aujourd’hui nous sommes face à des organisations très structurées et immensément riches. Elles ont compris qu’elles peuvent pervertir les structures démocratiques contre la démocratie, pour isoler des personnes et les tuer socialement. C’est en cela que c’est dangereux. Ce n’est pas seulement le procès en soi, c’est un message qu’on envoie à l’ensemble de la société en disant: « Regardez ce que l’on est capable de faire si quelqu’un parle, dénonce, écrit ou lance une alerte sur ce qui se passe dans une école. » On veut tétaniser la population. Et on profite du silence assourdissant des intellectuels, qui ne prennent pas suffisamment position sur l’islam politique. Les élites médiatiques regardent aussi ce débat de loin, alors que ça les concerne. Il s’agit de défendre la liberté d’expression et le droit d’informer.

 


(1) Djemila Benhabib, Ma vie à contre-Coran. Une femme témoigne sur les islamistes, Montréal, VLB, 2009, 268 p.