Espace de libertés – Janvier 2015

Voile levé sur l’athéisme (in)soupçonné


Dossier

On considère souvent que l’athéisme n’est possible qu’après la Révolution française. Cette idée se fonde sur le fait qu’aucun penseur auparavant ne se déclare ouvertement athée. Or, s’il est vrai que c’est à partir du XIXe siècle que l’athéisme commence à se diffuser et à se populariser, quelques exemples montrent sans l’ombre d’un doute que l’opposition à la croyance en Dieu était une idée tout à fait concevable bien avant.


Quand Vanini (1), à l’annonce de sa condamnation à mort, clame « Il n’existe ni Dieu ni diable, car s’il existait un Dieu, je lui demanderais de lancer la foudre sur l’injuste et inique Parlement; s’il existait un diable, je lui demanderais de l’engloutir sous la terre; mais puisque ni l’un ni l’autre n’existe, je ne ferai rien », sa conviction athée ne fait aucun doute. Il en va de même des positions du curé Meslier, qui ne livre ses véritables pensées que dans un long testament philosophique, qu’il cachera jusqu’à sa mort. Il existe donc des athées à l’époque moderne, mais ils ne se présentent pas comme tels. Les raisons de leur discrétion sont nombreuses. La plus évidente est la recherche de la sécurité: l’athéisme est alors très sévèrement sanctionné par l’Église et l’Inquisition, il est aussi un crime de lèse-majesté (2) et, de ce fait, punissable de la peine de mort.

Mais c’est loin d’être l’unique raison.

Tout auteur est susceptible, un jour, d’être considéré comme un athée voilé, même ceux qui sont aujourd’hui considérés comme les défenseurs de la religion.

Espèce d’athée!

Pour saisir les autres motifs, il faut s’attarder un instant sur les multiples sens que revêt alors l’athéisme. Entre le XVe et le XVIIIe siècle, l’athéisme est davantage une insulte qu’une position doctrinale neutre sur l’inexistence d’un Dieu. Les membres des diverses confessions se traitent régulièrement d’athées, car l’athée n’est pas avant tout celui qui ne croit pas, mais celui qui croit mal. En outre, traiter autrui d’athée, c’est autant affirmer son orthodoxie en manière de foi que dénigrer l’autre. Dans un contexte où l’on est facilement soupçonné de ne pas avoir une foi droite et juste, c’est là une stratégie qui a ses avantages. Mais le principal sens de l’époque est moral, car il est alors quasiment impensable que quelqu’un puisse être vertueux s’il ne croit pas en Dieu: si on agit bien, c’est pour gagner le paradis. La pression morale est alors au moins aussi forte à l’égard de l’athéisme qu’elle ne l’est aujourd’hui à l’égard de la perversité sexuelle ou de la pédophilie. Même si le danger est loin d’être négligeable, cette connotation fortement péjorative suffirait à elle seule à expliquer l’absence de revendication directe. S’avouer athée revient à se mettre en danger, à se qualifier publiquement de pervers et à se faire mettre au ban de la société. Un penseur qui voulait avoir la moindre influence devait donc impérativement dissimuler son athéisme.

© Olivier Wiame

Subterfuges nécessaires

Les penseurs qui considéraient l’existence de Dieu comme une hypothèse inutile ou nuisible ne cachaient pas pour autant leur conception comme une tare ou un péché honteux. En effet, cette déconsidération profonde de l’athéisme était certes partagée par l’ensemble de la société, mais uniquement parce que la croyance en Dieu était la norme. Ces dissidents pouvaient donc se reconnaître athées à leurs propres yeux et face à ceux qui pensaient comme eux. Ils ont ainsi utilisé divers stratagèmes pour publier en se protégeant d’accusations dangereuses et en se faisant comprendre uniquement de ceux qui, comme eux, considéraient Dieu et la religion comme des fictions ayant pour but de maintenir le peuple dans l’obéissance.

Les techniques utilisées sont nombreuses. L’ambiguïté en est une. Ainsi quand Théophile de Viau affirme « Qui craint Dieu ne craint rien », sa formule va rapidement devenir un signe de ralliement parmi les esprits forts. Les bons croyants vont comprendre par là que celui qui craint Dieu et qui, par conséquent, se conduit comme le lui ordonne la religion n’a rien à craindre dans l’au-delà, car il accédera au paradis. Par contre, ces quelques mots peuvent aussi se concevoir de manière beaucoup moins orthodoxe en repérant que « Dieu » et « rien » sont ici mis sur le même pied. La même affirmation peut donc avoir des interprétations opposées. Une autre stratégie utilisée consiste à affirmer l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu (on considère souvent trop rapidement qu’une telle affirmation ou de constantes références à la Bible sont des preuves de croyance) tout en soutenant des propos dont les conséquences contredisent ces affirmations. C’est par exemple ce que l’on trouve chez Hobbes lorsqu’il prétend que Dieu existe, mais que, comme tout ce qui existe, il est de nature uniquement corporelle. Dans la perspective chrétienne, il est en effet impossible de concevoir un Dieu entièrement assimilé au monde. Ce n’est pas un hasard si, durant plusieurs siècles, le panthéisme de Spinoza a été considéré comme une forme d’athéisme.

Les artifices sont nombreux et les repérer exige souvent une analyse fouillée des textes. Cela explique sans doute les réticences à considérer comme athées des auteurs qui parlent de Dieu ou qui s’appuient sur la Bible pour démontrer leurs idées. En outre, dans la mesure où, par définition, l’ambiguïté est de mise, il est impossible que tous les commentateurs s’accordent sur l’athéisme d’un penseur. En plus, les méthodes actuelles de l’historiographie refusent de prendre en compte les sous-entendus pour se concentrer sur les faits indubitables. C’est la raison pour laquelle de nombreux auteurs qui, de leur temps, étaient suspectés d’être des mécréants sont aujourd’hui considérés comme des croyants (le cas de Descartes en est un exemple frappant, lui qui est aujourd’hui considéré comme le fer de lance du catholicisme) et que l’athéisme est de plus en plus réservé à l’époque contemporaine, quand il est admis par la société et que les athées affirment explicitement refuser la croyance en un Dieu.

Mais qui sont ces athées?

Lecteur, il est probable que tu souhaites que ce texte se termine par la liste des philosophes qui sont des athées voilés. Mais dans la mesure où l’athéisme voilé est de l’ordre de l’interprétation des textes, un tel inventaire est impossible à fournir: tout auteur est susceptible, un jour, d’être considéré comme un athée voilé, même ceux qui sont aujourd’hui considérés comme les défenseurs de la religion. En effet, comme cela a déjà été dit, un des stratagèmes était de prétendre prendre la défense de ce qu’on attaquait: cela permettait de faire connaître des idées qu’il était impossible à présenter en son nom et de s’y opposer de manière assez faible. Cette stratégie était amplement utilisée par Vanini et elle est énoncée déjà par Naudé (3) à son ami Patin comme une des tactiques les plus courantes: « L’Italie est pleine de libertins et d’athées et de gens qui ne croient rien, et néanmoins le nombre de ceux qui ont écrit de l’immortalité de l’âme est presque infini; mais je pense que ces mêmes écrivains n’en croient pas plus que les autres; car c’est une maxime que je tiens pour certaine, que le doute qu’ils ont est une des premières causes qui les oblige d’en écrire, joint que tous leurs écrits sont si faibles que personne n’en peut devenir plus assuré; mais au contraire au lieu d’instruire, ils sont propres à faire douter de tout. » Il faudrait donc réévaluer toute l’histoire de la philosophie à l’époque moderne.

 


(1) Philosophe et naturaliste italien torturé puis brûlé en 1619 pour « blasphème, impiété, athéisme, sorcellerie et corruption de mœurs » (source: Wikipédia).

(2) On comprend que là où le roi est considéré comme de droit divin, l’athéisme remette en cause le pouvoir monarchique.

(3) Bibliothécaire français, libertin érudit et théoricien de la raison d’État (Source: Wikipédia).