En Europe et ailleurs, religieux et politiques mènent de véritables offensives articulées autour du « genre ». Égalité, féminisme et sexualité dérangent et rallient les conservateurs de tous bords.
En janvier dernier, en Andalousie, le parti d’extrême droite Vox conditionnait son appui à l’investiture d’un gouvernement PP-Ciudadanos au retrait des mesures relatives à la lutte contre la violence de genre de l’accord de coalition entre ces deux partis. Ce parti d’extrême droite dénonce depuis longtemps la « dictature de l’idéologie du genre » et les « féministes radicales ». Cette demande fait elle-même écho à certaines déclarations récentes du nouveau président du Parti populaire, Pablo Casado. Des propos qui ont toutefois été reçus avec une certaine incrédulité en Espagne et à l’étranger. Le pays est en effet souvent perçu comme un modèle de défense des droits des femmes et des personnes LGBTQI et un contexte dans lequel l’extrême droite paraissait définitivement éradiquée. De nombreux commentateurs ont tenté de comprendre ces attaques à la lumière des concepts vagues de machisme et de populisme, sans se rendre compte qu’il s’agit d’un des derniers épisodes, en Europe, de campagnes transnationales orchestrées avec précision.
En effet, depuis quelques années, les critiques et les attaques contre une prétendue « théorie » ou « idéologie du genre » se multiplient partout en Europe, ainsi qu’en Amérique latine et aux États-Unis. Celles-ci peuvent prendre la forme de manifestations spectaculaires, comme la Manif pour tous, ou de prises de parole politiques, tel le discours d’investiture du nouveau président brésilien Jair Bolsonaro. Ces campagnes alimentent les discours de prélats, de leaders associatifs et de responsables politiques et font l’objet de nombreuses conférences et publications. Elles permettent d’articuler un réseau complexe d’organisations plus ou moins discrètes1 et inspirent des mesures politiques telles que le retrait de l’accréditation aux études de genre en Hongrie ou la restriction de l’accès à l’avortement en Pologne.
Le grand méchant « genre »
Ce qui unit ces acteurs à première vue disparates, c’est une critique de ce qu’ils et elles2 appellent la « théorie » ou l’« idéologie du genre ». Pour commencer, il faut rappeler que cette expression étonnante ne désigne ni les études de genre qui se développent dans les universités, ni les mesures d’égalité promues par l’ONU, l’Union européenne ou d’autres niveaux de pouvoir, mais une matrice intellectuelle qui expliquerait nombre de réformes éthiques combattues par les tenants de ce discours (avortement, ouverture du mariage aux couples de même sexe, éducation sexuelle, etc.). Ce vocable désignerait également une conspiration ourdie par les féministes, les militant.e.s LGBTQI et les chercheur/se.s en études de genre. Ces derniers ne tenteraient pas uniquement de subvertir l’ordre des sexes et des familles, mais aussi de prendre le pouvoir à l’aide d’armes a priori innocentes telles que le gender mainstreaming. Il s’agit pour certain.e.s d’une opération globale d’imposition des valeurs occidentales ou, pour reprendre l’expression récurrente du Pape François, d’une entreprise de « colonisation idéologique ».
Nous sommes face à une tentative de redéfinition radicale de la démocratie libérale, dans laquelle les questions de genre et de sexualité occupent une place de choix à cause de leur poids symbolique.
Ce projet politique, souvent qualifié de totalitaire, bénéficierait du soutien des institutions internationales, des élites politiques et de puissants bailleurs de fonds comme George Soros. Il succéderait, selon de nombreux/ses auteur.e.s, aux tentatives marxistes de renversement du pouvoir. Enfin, selon les pays, ces campagnes sont déclenchées par des débats extrêmement différents : droits sexuels et reproductifs, droits LGBTQI, éducation sexuelle et de genre, mesures contre la violence à l’égard des femmes (y compris la convention d’Istanbul), politiques anti-discrimination, études de genre, etc. En bref, le « genre », qui fut longtemps un concept académique et plus tard un outil de politique publique, se retrouve désormais au cœur de débats politiques et sociaux particulièrement vifs.
Une invention catholique
Une approche généalogique permet de replacer l’invention de cette notion au cœur des stratégies de l’Église catholique. En effet, lors des conférences du Caire sur la population et le développement (1994) et de Pékin sur les femmes (1995), le Saint-Siège s’est opposé avec véhémence à l’introduction des concepts de « droits sexuels et reproductifs » et de « genre » dans le vocabulaire onusien. Cette offensive s’est soldée par un échec, vécu comme une défaite dans les couloirs du Vatican. L’ »idéologie du genre » est alors apparue à la fois comme une tentative de comprendre ce qui s’est passé au cours des deux rassemblements onusiens et d’en contrer les résultats.
À la suite de la journaliste américaine anti-avortement Dale O’ Leary, qui oppose les féministes du genre aux vraies féministes3, le « genre » devient le cadre analytique qui permet de penser ces défaites et, plus largement, les transformations des sociétés occidentales. Très rapidement, il a aussi désigné une stratégie d’action à l’aide de laquelle le Vatican espère contrer ce qui a commencé à se manifester au Caire et à Pékin. Inspirée par la théorie gramscienne de l’hégémonie culturelle, l’Église tente ainsi de propager des idées alternatives à travers la réappropriation et la resignification de notions centrales dans le discours progressiste.
Les questions de genre et de sexualité occupent une place de choix à cause de leur poids symbolique. © Cris Faga/NurPhoto-AFP
Ce cadre d’analyse et cette stratégie d’action ont été progressivement élaborés au Vatican et dans plusieurs cercles intellectuels proches du pouvoir romain, en Europe et en Amérique latine. Plusieurs théoricien.ne.s catholiques jouent ainsi un rôle clé, dont le professeur émérite de l’UCL Michel Schooyans et Marguerite Peeters, une citoyenne belgo-américaine qui dirige une ONG à Bruxelles. L’invention de l’ »idéologie du genre » s’inscrit aussi dans d’autres préoccupations des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, comme le développement de la théologie du corps ou la promotion d’une nouvelle évangélisation. Ces différents efforts conduisent à la publication, en 2003, du Lexique des termes ambigus et controversés : sur la vie, la famille et les questions éthiques par le Conseil pontifical pour la famille, avec l’aide de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ce dernier publie peu après deux autres documents importants : les Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles (2003) et surtout la Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde (2004).
Un sujet phare chez les populistes
Aujourd’hui, ce projet dépasse largement le giron catholique et permet des articulations inédites entre différentes dénominations chrétiennes historiquement en compétition. Ces thématiques ont ainsi été au cœur de la rencontre entre le Pape François et le Patriarche Kirill en 2016 à Cuba, tandis que les Églises catholique et évangélique, pourtant concurrentes en Amérique latine, y ont trouvé un terrain d’action commun.
Toutefois, c’est du côté des groupes et partis populistes et d’extrême droite que les soutiens sont les plus prononcés. Comme en témoigne le discours de l’AfD, de Fidesz ou de la Lega Nord, ce projet a en effet séduit nombre de leaders populistes et occupe une place de choix dans leurs projets autoritaires quand ceux-ci arrivent au pouvoir, que ce soit en Russie, en Hongrie, en Pologne, en Italie ou au Brésil. Ces leaders ont saisi l’opportunité du débat sur le genre, historiquement promu par le Vatican, pour asseoir leur pouvoir et renforcer l’attractivité de leurs idées. Il existe en effet de nombreux ponts, rhétoriques et politiques, comme la dénonciation de la corruption morale des élites, la condamnation de Mai 68, un anti-intellectualisme prononcé, la réhabilitation du sens commun comme principe politique ou l’incitation à la haine et au rejet de certaines catégories de la population. Dans ce contexte, le « genre » apparaît comme une « colle symbolique »4 qui permet d’agglutiner des acteurs particulièrement disparates autour d’un ennemi commun et comme un tremplin qui permet de capitaliser sur les peurs, frustrations et incompréhensions de nombreux/ses citoyen.ne.s.
Il serait toutefois erroné de postuler l’identité des deux projets, tant ceux-ci présentent des racines distinctes et certains acteurs populistes ont préféré d’autres combats, comme l’homonationalisme ou le fémonationalisme5. Par ailleurs, un nombre croissant de leaders de la droite parlementaire s’y sont ralliés au moins en partie, comme l’indiquent le choix de François-Xavier Bellamy comme tête de liste des Républicains aux élections européennes et le discours de Pablo Casado en Espagne. On ne peut pas non plus expliquer ces mobilisations par le clivage gauche-droite, car de nombreux acteurs de droite n’appuient pas ce combat tandis que certains partis et gouvernements de gauche ont tenté de se l’approprier. En Europe, le gouvernement roumain a tenté de redorer son blason à l’aide du référendum récent sur le « mariage homosexuel » et, en Amérique latine, Rafael Correa a été un des premiers leaders à s’emparer de la question.
En conclusion, il serait incorrect de lire les récentes campagnes anti-genre comme les derniers soubresauts d’acteurs du passé ou comme l’actualisation de combats plus anciens. Il est tout aussi dangereux de croire qu’il s’agit seulement d’une tentative de contrer les avancées en matière d’égalité de genre et de sexualité, comme le sous-entend l’hypothèse d’un backlash (retour de manivelle). Cela impliquerait de postuler un lien de causalité entre ces avancées et les offensives conservatrices actuelles, alors qu’une analyse comparée indique que les déclencheurs varient énormément et que ces campagnes sont encouragées de manière prophylactique dans certains endroits. Il semble plus correct de penser que nous sommes face à une tentative de redéfinition radicale de la démocratie libérale, dans laquelle les questions de genre et de sexualité occupent une place de choix à cause de leur poids symbolique. L’horizon favorable qui s’ouvre aujourd’hui pour ces acteurs les incite de plus à dépasser leurs clivages et les tensions qui les ont historiquement opposés pour tenter de saisir ce qui pourrait devenir un moment historique.
1 Neil Datta, « Restaurer l’ordre naturel » : Un agenda pour l’Europe, Bruxelles, EPF, 2018.
2 De nombreuses femmes sont actives dans ces réseaux, y compris dans des positions de pouvoir.
3 Dale O’ Leary, The Gender Agenda : Redefining Equality, Lafayette, Vital Issue Press, 1997.
4 Eszter Kováts et Maari Põim (dir.), Gender as Symbolic Glue : The Position and Role of Conservative and Far Right Parties in the Anti-Gender Mobilization in Europe, Bruxelles/Budapest, Foundation for European Progressive Studies/Friedrich-Ebert-Stiftung, 2015.
5 Au nom desquels les droits des femmes et des homosexuel.le.s sont inscrits au cœur du projet national. Dans certains cas, ces deux projets peuvent être articulés au sein d’un même parti.