Espace de libertés | Mars 2020 (n° 487)

Aux armes (légères), et cætera


International

Il y aurait aujourd’hui plus d’un milliard d’armes légères qui circulent de par le monde. Le « recyclage » du commerce légal de l’armement en trafics clandestins alimente sans discontinuer la violence et la mort.


Une bonne image vaut mieux que tous les textes du monde. Et le moins que l’on puisse écrire est qu’il vous donne le vertige, ce dessin croquant une paysanne famélique désespérée de cultiver un sol infertile, magma d’armes noircies par le feu de la guerre. Ce dessin signé Philippe Sadzot, on le trouve dans la bédé intitulée Le commerce des armes : un business comme un autre ?1 éditée récemment par le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP). On peut y lire : « Il est impossible de déterminer le nombre d’armes à feu qui circulent dans le monde, mais une chose est certaine : il n’y en a jamais eu autant ! Selon des estimations récentes, il y en aurait aujourd’hui plus d’un milliard. Et si l’on considère les quantités qui sortent des arsenaux chaque année, ce flux n’est pas près de diminuer. »

Dans une récente étude, le même GRIP a pris le pouls du « cœur de la prolifération des armes illicites ». « Il s’agit », écrit Maria Camello, « du principal moyen d’acquisition d’armes et de munitions de groupes armés non étatiques, de groupes paramilitaires ou d’organisations criminelles transnationales, qui ne peuvent pas avoir accès à ce type de matériel par d’autres moyens (car ils ne peuvent acheter directement aux États exportateurs, NDLR). Le détournement d’armes et de munitions classiques contribue à l’insécurité et à l’instabilité dans les pays et régions en conflit ou présentant des niveaux élevés de criminalité, sapant ainsi tout effort de développement durable. »

Une régulation imparfaite

Autrement dit, les normes et les mécanismes qui visent aujourd’hui à renforcer le contrôle des exportations d’armement ne suffisent pas à garantir auprès des États exportateurs leur destination finale. Une partie des armes et des munitions issues de la FN wallonne et d’autres usines occidentales, vendues à des régimes qui ont dû montrer patte blanche, finissent donc par se retrouver clandestinement en Afrique, au Moyen-Orient ou en Amérique latine. Pourquoi ? « D’abord parce qu’il y a toujours plus de conflits dans le monde, de corruption, d’intérêts politiques et de manque de régulations internes », explique Georges Berghezan, autre chercheur du GRIP qui concentre ses activités sur les conflits post-guerre froide. « Les facteurs sont nombreux. Mais sans les régulations mises en place aujourd’hui, la situation serait pire encore. »

La propagation des armes légères est parfois le résultat de politiques qui se voulaient à l’origine frappées au coin du bon sens. Ainsi, « à la chute de Saddam Hussein », détaille Georges Berghezan, « les États-Unis ont importé en Irak des millions de kalachnikovs venues d’ex-Yougoslavie pour aider à la reconstitution d’une armée irakienne. La moitié d’entre elles ont rapidement disparu et se sont retrouvées notamment en Syrie. »

Limites et contournements des accords multilatéraux

L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en janvier 2017 n’a rien arrangé. Réticent au multilatéralisme, le président américain a remis en question plusieurs traités relatifs à l’armement et à son commerce. Mais il reste que c’est sous Barack Obama que les États-Unis ont refusé – comme la Chine et la Russie qui complètent le podium mondial de la production d’armes – de ratifier le Traité sur le commerce des armes (TCA)2.

Alors que faire ? « La première chose serait déjà d’appliquer les règles existantes », commente Georges Berghezan qui rappelle avec quelle facilité certains États prônant d’un côté la limitation des armes ont violé de l’autre des embargos décrétés par l’ONU. « C’est ainsi que Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, fit parachuter des armes aux rebelles libyens, en 2011 ». Cet exemple montre que la force du droit ne suffit pas en cette matière. « A fortiori », explique Quentin Michel (ULiège), « si l’on sait qu’il a fallu attendre 2013 et le TCA pour disposer d’un traité onusien encadrant le commerce des armes conventionnelles. Il n’est arrivé que bien longtemps après les textes relatifs aux armes nucléaires et bactériologiques. » Ce traité donne de surcroît lieu à des interprétations qui peuvent diverger selon les États exportateurs d’armes. Un État X peut refuser de vendre à un État importateur Y au motif qu’il ne respecte pas les droits de l’homme, par exemple. Mais il prend le risque que son concurrent immédiat ne trouve au contraire rien à y redire et formalise la transaction.

(FILES) In this file photo taken on June 6, 2019, US soldiers look out over hillsides during a visit of the commander of US and NATO forces in Afghanistan General Scott Miller at the Afghan National Army (ANA) checkpoint in Nerkh district of Wardak province. - The United States has secured a seven-day reduction in violence in talks to help seek a negotiated settlement in Afghanistan, Pentagon chief Mark Esper said February 13, 2020. The announcement came as NATO defence ministers met in Brussels and a day after Afghan President Ashraf Ghani reported "notable progress" in negotiations with the Islamist insurgents."The United States and the Taliban have negotiated a proposal for a seven-day reduction in violence," Esper told reporters, dubbing his meetings with NATO colleagues "productive." (Photo by THOMAS WATKINS / AFP)

La propagation des armes légères est parfois le résultat de politiques qui se voulaient, à l’origine, frappées au coin du bon sens. © Thomas Watkins/AFP


Depuis 1998, l’Union européenne a ses propres règles. Son Code de conduite sur les exportations d’armements reprend huit critères, lesquels donnent lieu également à interprétation. Ce texte a néanmoins un avantage : lorsque deux États membres sont en concurrence pour « une demande identique », il y a obligation de consultations et d’échanges diplomatiques. Un débat est ouvert, mais sans pour autant que suive l’obligation de stopper les opérations commerciales en cours.

Entre de «mauvaises » mains

« La temporalité est une autre pierre d’achoppement », continue Quentin Michel. La stabilité présentée par certains régimes dictatoriaux (Saddam Hussein en Irak, Mouammar Kadhafi en Libye…) a pu amener des États exportateurs à leur vendre des armes avec la bénédiction des traités. Mais ensuite, la chute de ces régimes a eu pour conséquence de mettre cet armement entre les mains d’acteurs non identifiés, qui s’en sont servis pour des objectifs différents de ceux qui étaient affichés lors de la transaction commerciale originale. Ainsi, en 2011, alors que la crise libyenne ravageait le pays, les combattants d’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) sont devenus les destinataires d’un trafic d’armes prises au régime Kadhafi. Un trafic organisé par des islamistes.

Pour mieux encadrer le parcours des armes, des « formalités administratives » comme les certificats d’utilisateur final (CUV) et les certificats de vérification de livraison (CVL) ont été mises en place. « Elles ne sont pas absurdes en soi », concède Quentin Michel. « Mais cela ne résout pas tout le problème. Les armements continuent à disparaître, à circuler clandestinement ; les différents certificats font l’objet de fraude. Quant aux armes en question, elles ont pour caractéristique de résister au temps qui passe ». C’est ainsi que des milliers de kalachnikovs – l’arme légère la plus accessible en raison de son prix bas et de sa facilité d’utilisation – fabriquées en ex-Yougoslavie ne cessent de tuer un peu partout sur la planète.


1 Benjamin Vokar (dir.), Le commerce des armes : un business comme un autre ?, Bruxelles, GRIP, 2019, 50 p.
2 Le TCA a été adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2013 et entré en vigueur l’année suivante. Signé par 130 États, il n’a toutefois été ratifié que par 105 d’entre eux.