Les allusions, les raccourcis, les amalgames et les petites phrases assassines avaient fini par le bouffer. Pour se préserver de la haine de ceux qui l’ont rangé dans la catégorie des « nuisibles », Ismaël Méziane s’est intéressé aux fondements du racisme et à son ancrage dans notre société. Une expérience, un cheminement et finalement une révélation qu’il raconte dans une bande dessinée à la fois intime et didactique.
C’est quoi, le racisme ? Comment se propage-t-il et pourquoi est-il si difficile à contrer ? Et moi qui me prétends si ouvert.e et tolérant.e, ne suis-je pas un.e raciste qui s’ignore ? Il existe plusieurs définitions, aussi brèves que limpides, du racisme : une « idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains, les “races” », dicte le Larousse, ainsi que le « comportement » qui en découle « inspiré par cette idéologie ». Dans les relations humaines néanmoins, cette idéologie reste difficile à identifier et à analyser, surtout quand on est personnellement impliqué.
Confronté depuis toujours à un racisme latent, Ismaël Méziane, auteur de bande dessinée1, a voulu comprendre en profondeur la mécanique de la haine. Pour donner à sa démarche une portée scientifique, il s’est entouré de deux spécialistes de la question, l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer, et l’historienne Carole Reynaud-Paligot, les deux commissaires de l’exposition scientifique « Nous et les autres : des préjugés au racisme » présentée au musée de l’Homme à Paris en 2017. De leurs échanges est né Comment devient-on raciste ?, un album déambulatoire qui entremêle savoir et émotions fortes. Un exposé didactique qui invite à la réflexion, à l’introspection et à la prise de conscience.
Logique, mais pas forcément vrai
Ce racisme ordinaire, Ismaël Méziane y avait bien sûr déjà goûté, mais de manière indirecte, à travers les médias ou les discours politiques. Après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, il lui est apparu de manière plus évidente, plus frontale aussi. En tant que musulman, on attendait de lui qu’il s’explique, qu’il manifeste ouvertement son rejet des attentats. Même pour ses proches, son silence était devenu suspect.
« Après Charlie Hebdo, ça a commencé à pénétrer mon cercle d’amis. Ça me touchait de manière plus personnelle. C’était insupportable. Quand j’entendais tous ces raccourcis (sur l’islam et les musulmans), je sentais que le raisonnement était logique, mais pas forcément vrai. J’ai donc entamé une psychanalyse et je me suis intéressé aux travaux d’Évelyne Heyer et de Carole Reynaud-Paligot. Je me suis demandé quel était ce cheminement, comment on devenait raciste. C’est ce que j’expose dans l’album que j’ai réalisé : comment se structure la pensée raciste. »
Une BD déambulatoire qui décrypte les rouages pervers du racisme. © Ismaël Méziane
Car le racisme est bel et bien une affaire de petites cases. Il est le résultat de trois processus : la catégorisation, la hiérarchisation et l’essentialisation. La catégorisation est une opération mentale qui permet de réduire la complexité du monde. Les humains classent les individus en fonction de leur apparence, leur religion, leur origine géographique… Ces « catégories » ne sont ni naturelles ni figées : les critères de différenciation varient selon les sociétés et les époques2. La hiérarchisation, quant à elle, est liée à l’ethnocentrisme, soit une attitude qui consiste à valoriser les caractéristiques culturelles du groupe auquel on appartient, lequel est pris pour référence afin d’évaluer les autres groupes et d’en tenir les caractéristiques pour secondaires, sans forcément leur être hostile3.
C’est lorsque nous effectuons ce classement que nous tombons dans le piège de l’assignation identitaire et que nous renvoyons l’individu à une identité figée en la réduisant à des traits physiques, psychologiques ou culturels censés être ceux de son groupe. Or, formule Ismaël Méziane, « renvoyer un individu à sa communauté réelle ou supposée pour expliquer ou prévoir ses comportements n’a rien de pertinent, de rationnel ou de scientifique ». Enfin, on parle d’essentialisation lorsque l’identité d’un individu se voit réduite à des particularités morales, des aptitudes intellectuelles ou des caractères psychologiques supposés immuables et transmis de génération en génération au sein d’un groupe humain.
Sortir du déni
S’il est naturel de catégoriser pour mieux appréhender la complexité du monde, il est capital de ne pas perdre de vue que ces catégories ne sont pas naturelles, rappelle l’auteur. Sans quoi on risque de devenir un raciste qui s’ignore… « Peut-on être raciste sans s’en rendre compte ? Je pense que oui. On peut transférer ses angoisses sur un groupe imaginaire dont la représentation mentale qu’on s’en fait est, elle aussi, imaginaire. Ça permet de trouver un sens à nos peurs et de nous déresponsabiliser. Les trois quarts des personnes qui ont eu des réflexions racistes à mon égard étaient persuadés de ne pas l’être. L’ethnocentrisme est tellement fort qu’on pense qu’on ne fait que se défendre. Mais il faut être capable de sortir de ce déni. Dès l’instant où on te décrit ce type de comportements et que tu l’identifies, tu deviens capable de le désamorcer. Le principe de communauté, par exemple, est un raisonnement fallacieux et dangereux. Ça nous empêche de voir les particularités. Le racisme, ce n’est pas que la notion de race, c’est aussi tout le raisonnement qui est derrière. On réduit les individus à ce qu’ils ne sont pas. Et on se persuade que si les problèmes ne viennent pas d’un côté, c’est qu’ils viennent forcément de l’autre. »
Un outil contre les préjugés
Comment devient-on raciste ? a aussi pour vocation de servir d’outil pédagogique à destination des jeunes, un public que l’auteur rencontre régulièrement et qu’il espère toucher. « Pour moi, le plus important aujourd’hui, ce n’est plus celui qui parle, mais celui qui réceptionne l’information. Le raisonnement permet de désamorcer les catégories et, plus largement, la création des préjugés. »
Identifier les mécanismes de la haine a aussi permis à Ismaël Méziane de mieux s’en protéger, sans y rester indifférent. « Ce livre m’a permis de comprendre dans quoi j’ai été pris, de prendre du recul. Pas d’accepter le racisme, mais de prendre ma responsabilité dans la société. Car le racisme est un problème de société, dont je fais partie. »
1 Il est l’auteur de la série Nas, poids plume, parue aux éditions Glénat.
2 « Les dix mots pour comprendre », mis en ligne sur http ://nousetlesautres.museedelhomme.fr.
3 Ibidem.