Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Dossier

Philippe De Leener fustige à la fois l’économie capitaliste et son idéologie néolibérale, ainsi que les alternatives économiques. Selon le professeur d’économie politique (UCL), ces dernières ne feraient que reproduire le système en place, autrement…Sans le changer. Pour sortir de ces « effets collatéraux », ilfaudrait repenser nos fondements en profondeur.


Vous débutez votre livre en affirmant qu’il est impossible de penser l’économie sans le politique. C’est un postulat qui semble évident?

Oui, mais ça n’est pas évident pour tout le monde. C’est-à-dire qu’on a extrait le champ économique du politique et on fait comme si l’économie s’imposait telle la gravité. Le fait de reprendre la main sur l’économie constitue une étape absolument indispensable, car l’État est devenu une sorte d’extension d’une sphère décisionnelle sur le plan financier.

Comment en sommes-nous arrivés là?

D’abord, on a privilégié l’idée que les marchés seraient les patrons de la vie en société. Or, on oublie une question fondamentale:«Qui sont les patrons des marchés?»C’est toute l’histoire de la montée en puissance du néolibéralisme. Il faut remonter aux années 1970-1980, avec la crise énergétique qui a remis en cause un modèle qui semblait établi pour l’éternité:celui de la sociale démocratie. Ce modèle a finalement éclaté en 1982 avec le non-paiement du Mexique, ce qui a rebondi en cascade dans toute l’économie financière occidentale, notamment avec une explosion des taux d’intérêt. Les États se sont endettés pour poursuivre selon la même trajectoire. Or l’argent n’était plus là et il a bien fallu le trouver quelque part. Et puis, il y a eu cette période d’endettement, la nécessité d’assainir l’État et un enchaînement de mécanismes financiers. Les États ont alors perdu leur capacité à planifier de manière autonome leur propre politique, non seulement économique, mais aussi sociale, environnementale, énergétique…

Si on emploie de grands mots, pourrait-on dire qu’il y a eu une forme de «chantage» ou un déséquilibre entre ce que le pouvoir politique pouvait encore demander au pouvoir financier?

Un chantage, je ne sais pas si c’est comme ça qu’il faut voir la chose. Parce que ce sont les mêmes acteurs en réalité que l’on retrouve dans le monde de la finance et derrière les mouvements politiques. En fait, les grandes décisions qui concernent l’économie ne sont pas prises par les gouvernements. Ceux-ci sont mis devant le fait accompli:si vous ne faites pas ça, on vous décote par exemple. Ce qui signifie en clair que vous allez emprunter l’argent sur le marché à des coûts plus élevés. Les décisions qui sont prises par les États ou par les gouvernements sont finalement celles qui sont «inspirées»par ceux qui investissent, avec la menace de la délocalisation. Et cette menace est possible parce que les pays européens sont en compétition, sur le plan des politiques fiscales en particulier. Et en déplaçant complètement l’industrie de l’Europe, on s’est engagé dans une économie insaisissable. On a donné les clés de l’économie à d’autres acteurs, d’autres espaces géographiques, que l’on ne contrôle pas. On s’attendait à une révolution bancaire en 2008 et on n’est arrivé à rien. Même pas à l’idée minimale d’imposer la séparation des métiers:celui de la spéculation et celui de l’épargne-crédit. Depuis 2008, les mécanismes n’ont pas changé, le cadre régulatoire non plus, ni les mentalités.

© Philippe Joisson

Qui a donné leur énorme pouvoir aux agences de notation?

Le travail de ces agences, c’est de coter des produits financiers, idéalement, là où les marchés publics sont devenus un produit important. Si l’on prend l’exemple de la Belgique, dans les années 1980, la dette appartenait principalement aux citoyens belges, à raison de 85%. La dette publique était donc détenue par des petits porteurs au travers des bons d’État. Et puis, les banques ont été vendues, et donc, cet instrument de base qui faisait de l’État une vraie puissance financière capable de se prêter à lui-même a pris une toute autre configuration. Toute l’économie financière publique a basculé vers le privé. Et jusqu’à aujourd’hui, ceux qui sont dans les comités d’administration, ce sont les anciens escrocs de la finance belge, ceux qui ont contribué à appuyer Dexia et à «tremper dans les affaires».

Quand on vous demande pourquoi rien ne change, vous répondez: «Parce que nous sommes ce que nous combattons.» Que voulez-vous dire?

C’est-à-dire que nous sommes partie prenante du système économique dans lequel nous évoluons. À tel point que si je renonce à ce système-là, je dois renoncer à une série de choses que je fais et dont je dépends pour vivre. Et renoncer, c’est difficile. Nous sommes tous à la fois bourreau et victime. C’est ça le problème. Je peux penser que je suis prisonnier du marché, mais qu’est-ce que je fais pour le transformer?Voilà pourquoi je suis partie prenante:en voulant des prix bas, automatiquement, je donne un signal au marché qui favorise tel type de fonctionnement. Aujourd’hui, ce que nous gagnons ici, des gens en payent la note ailleurs. Toute l’économie est faite comme ça.

Un certain nombre d’associations portent ces idées dans la société. Si elles arrivent à leurs fins, en inversant ce fonctionnement, est-ce que cela fonctionnerait?

Si l’on veut vraiment transformer l’économie, il faut s’attaquer à des éléments fondamentaux. Par exemple, le réchauffement du climat, c’est un symptôme, qui vient à la suite d’un mécanisme qui agit en profondeur. Si l’on travaille uniquement le symptôme, en remplaçant les énergies fossiles par des énergies renouvelables, on permettra peut-être de résoudre le problème environnemental, mais pas le fonctionnement même de l’économie. C’est pour cela que si l’on veut vraiment des changements fondamentaux, il faut travailler sur les fondements. Sinon, nous demeurons sur des changements dérisoires, car l’on remplace une chose par la même chose, mais autrement.

Parmi les gros enjeux, il y a bien entendu celui de la financiarisation de l’économie et de la spéculation, qui ont des retombées négatives sur beaucoup de citoyen.e.s. Comment peut-on se sortir de ça? Cela semble très compliqué!

En fait, ce n’est pas très compliqué du tout. Si l’Europe décide d’arrêter la spéculation, le reste s’arrête aussi. Il faut partir du principe que nous devons sortir de la raison spéculative et repenser l’économie, non plus en termes de finance, mais d’utilité. Cette activité rend service à qui et à quoi?Au profit et aux dépens de qui?Ces questions remplacent l’idée du calcul financier et de ce que cela rapporte. Ce qu’il se passe aujourd’hui, c’est qu’on a une économie où le travail et l’activité réelle connue constituent moins de 1%de la valeur financière. Notre économie ne nous propose plus aucune base réelle autre que la spéculation, c’est-à-dire le jeu, le casino. Spéculer, c’est gagner, de préférence beaucoup, sans rien apporter. Aujourd’hui, on est riche sans rien faire, sans apporter.

Quand vous dites: «On est riche», de qui parlez-vous?

Oui, c’est une bonne question:«Qui est riche?»Je ne voudrais pas accabler les riches, qui ne sont qu’un élément d’un système. Ils occupent la place qu’on leur laisse occuper. Collectivement, nous décidons de laisser une série de gens accumuler des ressources à n’en plus finir. En Europe, on pourrait très bien décider que les patrimoines familiaux soient redistribués à la mort du propriétaire, que 97%reviendraient à la collectivité qui déciderait comment les affecter au mieux.

Que pensez-vous des solutions alternatives du type «villes en transition», la logique de «changer en faisant à côté»?

À quoi ça sert une ville en transition dans des systèmes capitalistes?À la limite, c’est une façon tranquille de dire:on va moderniser, on va rendre plus bienveillant le capitalisme, dans sa sauvagerie. Le «faire à côté», cela reproduit la même chose. Si ces initiatives ne sont pas attachées sur des fondamentaux économiques, elles arrivent toujours à régénérer le système qui s’en nourrit. On peut aussi s’interroger sur ces initiatives:est-ce du palliatif?Ou bien, sommes-nous réellement en train de déconstruire un système, pour en reconstruire un autre, c’est-à-dire passer d’une rationalité à une autre?La réponse est:si l’intention de changer les fondements n’est pas explicitement présente à l’esprit dès le départ, ça ne se fera jamais tout seul.

Vous dites aussi que l’on fonctionne avec une sorte de kit à idées dans lequel on va toujours puiser des réponses toutes faites. C’est terrible comme constat, et en même temps, je vous pose à nouveau la question: comment sort-on de là?

Si on regarde l’histoire, ça n’est pas très réjouissant. La manière dont la société s’en sort:c’est soit l’effondrement complet ou alors la guerre. On peut l’éviter, mais il faut prendre des mesures politiques, être courageux collectivement, se lier au niveau d’ensembles géopolitiques qui ont du poids. L’Europe est une chance, parce que c’est à travers elle que l’on peut avoir une capacité d’exercer une influence sur le monde. On ne peut pas changer de modèle économique seul. Nous sommes obligés de trouver des solutions ensemble pour mettre l’histoire en mouvement.