Espace de libertés | Mars 2019 (n° 477)

Les citoyens donnent l’alerte


Dossier

Les mouvements portant l’espoir de créer une société basée sur autre chose que le profit ont le vent en poupe. Si la tendance a de quoi réjouir, elle n’est pas seulement l’expression d’un optimisme forcené de la part d’une population dynamique. Elle est aussi le signe d’un malaise profond face au manque d’efficacité des pouvoirs publics dans la résolution de problématiques de plus en plus persistantes.


Commençons par nous attarder sur ce que l’on entend par « initiatives citoyennes » : il y a d’une part les actions concrètes émanant de citoyens, dans des matières aussi éclectiques que des potagers collectifs, l’accueil des migrants, le ramassage de déchets, l’instauration de cours d’alphabétisation pour des populations précarisées… La liste est longue et éclectique. Et puis, il y a les marches, les manifestations citoyennes qui mettent en exergue une certaine crise de confiance d’une partie de la population en nos institutions politiques. Le médiatique mouvement des gilets jaunes en fait partie, tout comme les marches pour le climat. Les prémices de ce type de mouvement remontent à quelques années, à la faveur de Nuits debout, qui remettait déjà en question les principes de la démocratie représentative. Le point commun entre ces diverses actions est dans leur genèse : il s’agit d’initiatives qui proviennent de simples citoyens, déçus de l’immobilisme d’un pouvoir politique – ou de pouvoirs publics – qui semble avoir perdu toute crédibilité aux yeux d’une partie de la population lassée d’attendre des « changements » qui ne se concrétisent pas, et qui décide de les initier elle-même. Mais comment l’État doit-il se positionner face à cette tendance ? Doit-il relayer voire encadrer ces actions ou laisser la sphère citoyenne en dehors du débat politique ?

Les limites de la démocratie directe

La question est posée, partout, surtout dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais elle semble poser problème dans sa formulation-même : « Je m’étonne qu’on parle du politique d’un côté et des citoyens de l’autre », explique Christian Behrendt, constitutionnaliste et enseignant à la faculté de droit de l’Université de Liège. « N’oublions pas que les hommes politiques sont des citoyens, démocratiquement élus par d’autres citoyens. » Et le constitutionnaliste de rappeler combien les outils démocratiques de nos institutions ne sont pas toujours employés à leur juste valeur : « Le débat parlementaire reste à mon sens le meilleur outil, qui permet une vraie réflexion, dans la nuance, sur des problèmes complexes, sans que l’on tombe dans un discours manichéen. On attend beaucoup de la démocratie directe aujourd’hui, mais si elle permet au citoyen de voir les avancées au niveau local, le problème se pose quand on l’extrapole au niveau national. Très vite, on risque de séparer les gens, de se retrouver avec des questions susceptibles de diviser. On le voit avec le referendum sur le Brexit. On l’a vu avec l’Allemagne dans les années 1930. »

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Pourtant, par leur ampleur, les mouvements citoyens interpellent. Leur succès n’est-il pas le signe d’une crise de l’État qui, au fil du temps, s’est déchargé de plusieurs de ses compétences ? L’État-providence, tel qu’idéalisé au XXe siècle, s’est petit à petit mué en une conception plus libérale, où les citoyens deviennent acteurs de leurs droits. Alors que, dans le même temps, les inégalités sociales ont augmenté et les pouvoirs politiques ont montré leur incapacité à prendre de réelles décisions face à certaines urgences. Mais pour Christian Behrendt, l’État doit garder son rôle régalien, dans des matières telles que la sécurité, la police, les soins de santé ou la justice. Confier de telles matières, qui nécessitent une formation particulière, dans les mains de n’importe quel citoyen serait un danger pour la démocratie. En d’autres termes, créer un potager collectif, oui, mais assurer la sécurité d’un quartier et s’octroyer un pouvoir de surveillance du comportement de ses concitoyens, pas question.

Qu’est-ce que la société civile devenue ?

Comme l’analyse le philosophe et politologue Vincent de Coorebyter1, notre société actuelle est de plus en plus fragmentée et ne se retrouve plus dans les grands organismes fédérateurs qu’ont pu être les syndicats, l’école, l’Église, les enseignants, les scientifiques et bien entendu les politiques. La société civile au sens classique du terme ne semble plus répondre aux attentes des citoyens, malgré pourtant une longue expérience du débat ou du dialogue avec les politiques. On assiste à l’émergence d’un mouvement où de « simples citoyens » semblent désormais être aussi légitimes que les puissants ou les élites. Ils demandent à ce que leurs revendications soient prises en considération, alors que ce sont précisément les structures traditionnelles telles que les syndicats ou le monde associatif qui ont permis à la Belgique d’obtenir un certain nombre d’acquis sociaux. Christian Behrendt interroge aussi le bien-fondé de cette légitimité citoyenne : « Dans l’idée d’une démocratie directe, des simples citoyens voudraient siéger au Parlement. Mais au nom de quoi ? Du seul fait de représenter une minorité ? Et la majorité silencieuse, celle qui ne descend pas dans la rue ? Les élections restent le meilleur outil démocratique. Bien sûr, on peut ensuite reprocher aux partis une certaine “récupération” politique de thématiques, comme on le voit actuellement avec le climat. Mais c’est aussi un signe de vitalité démocratique ! Les mouvements citoyens auraient raison de critiquer le Parlement si celui-ci restait sourd à leurs revendications. Mais ce n’est pas le cas. »

Le climat, point de cristallisation politique

C’est sans doute face au double défi que représentent à la fois l’urgence climatique et la lenteur de la mise en place de véritables politiques environnementales que les initiatives citoyennes se sont multipliées. Olivier De Schutter, administrateur du réseau Transition, se félicite de la vigueur de cet engagement mais insiste sur le fait de repenser le rôle de l’État : « Il faut un cadre qui  favorise les initiatives citoyennes. Mais pas question de les “téléguider” : mieux vaut aider à leur émergence par la mise en place de mécanismes. Je pense par exemple à mettre à disposition des initiateurs de projets des lieux où les citoyens peuvent débattre, à prévoir la possibilité d’un congé civique pour permettre de construire une initiative locale, après avoir obtenu l’accord d’une institution, comme la commune. On peut également imaginer des médiateurs écologiques qui viendraient appuyer les initiatives mises sur pied grâce à leur formation et leurs connaissances en la matière. » Si l’ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation ne nie pas non plus une certaine impatience de la part des citoyens face à la lenteur des pouvoirs publics à mettre en place des actions, il insiste sur l’importance de définir un nouveau lien entre État et citoyens : « Oui, les citoyens commencent à prendre les choses en main, et je pense qu’il y a une vraie complémentarité entre la société civile et le politique. Les gens ne croient plus en un État qui dirige tout. Il faut un cadre et un accompagnement mais on est face à un dilemme. D’un côté, il y a le risque de se reposer sur le citoyen, puisque celui-ci crée ses propres initiatives ; l’État pourrait se désengager de ses responsabilités par rapport à ceux-ci. De l’autre, il y a le risque inverse : celui que l’État instrumentalise ces initiatives pour se les approprier. Les citoyens risqueraient alors de se décourager. Il s’agit donc de ne pas trop maîtriser les initiatives citoyennes mais de ne pas abandonner non plus les citoyens à leurs actions. Il y a un véritable défi à relever : l’État doit se trouver un nouveau rôle, de régulateur, de partenaire. » À condition de rétablir la confiance de la société en ses politiques.

 


1 Émission « CQFD » du 17 décembre 2018 diffusée sur la une (RTBF).