L’intégration des différences devrait être un exercice de discernement social et politique relevant du bon sens, du raisonnement, mais elle déchaîne malheureusement de plus en plus de passions et de contradictions, de telle sorte que sa mise en œuvre se fait souvent dans l’anonymat des bonnes volontés ou par la voie de la contrainte juridique.
Ces dernières années, des travailleurs sociaux, des responsables d’associations et d’organisations syndicales, des responsables de ressources humaines d’entreprises privées du secteur marchand et des administrations publiques sont confrontés à des professionnels et/ou des usagers qui revendiquent la prise en compte de leur appartenance convictionnelle. Il semble que la composante convictionnelle de l’identité soit d’autant plus mise en avant que les autres composantes –par exemple, les identités professionnelle ou familiale– sont fragilisées par le contexte socio-économique et les dynamiques familiales en transformation.
Croire ou ne pas croire
Comment faire de l’unité avec de la diversité ? Jusqu’où accepter de s’adapter dans le respect des droits et du droit (balises juridiques) en tenant compte des responsabilités (contraintes et mandats organisationnels) de chacun ? Comment gérer la diversité convictionnelle sans se plier inconditionnellement à tous les particularismes ?
Les professionnels sont souvent déstabilisés par un comportement ou un discours qui met le religieux en avant. Le manque de repères sociologiques, philosophiques mais aussi juridiques sur ce sujet peut voir leur incertitude se transformer en profond malaise. Sans repères, de nombreux responsables laissent leur subjectivité, voire le rapport de force, s’imposer. Le droit belge comme le droit international imposent le respect de la liberté de conscience de chacun et de chacune. Assurer la liberté de conscience, c’est permettre aux individus de croire en ce qu’ils veulent, mais aussi de ne pas croire. Le droit à la liberté de conscience n’est pas sans limites. Cependant, où placer le curseur ?
Le CBAI (1), sollicité à plusieurs reprises sur des questions de diversité convictionnelle (interdits alimentaires, mise à disposition de lieux de prière, port de signes, mixité hommes/femmes, etc.) émanant d’institutions diverses, a diligenté une recherche-action sur ces questions avec l’anthropologue du fait religieux Dounia Bouzar. Pendant un an et demi, un groupe hétérogène de participants, composé de représentants des secteurs de la petite enfance et de la jeunesse, de la santé et des maisons de repos, de la formation professionnelle, des organisations syndicales, d’administrations publiques, du secteur de l’enseignement et de la médiation scolaire se sont réunis et ont débattu à partir des situations de terrain qu’ils avaient rencontrées tout au long de leurs différentes expériences professionnelles. Partant du cadre juridique, et s’appuyant sur la culture de concertation sociale si riche en Belgique, ils ont croisé leurs regards thème par thème pour aboutir à l’élaboration d’un référentiel sur la gestion de la diversité convictionnelle (2).
Les réponses élaborées s’appuient sur le concept du « plus grand dénominateur commun » (PGDC) (3). Celui-ci suppose que la réponse à une demande individuelle (changement d’horaire, alimentation spécifique, etc.) doit apporter non seulement une satisfaction au demandeur mais présenter également un bénéfice pour tous. Il présente l’avantage d’éviter deux écueils courants : imposer une seule vision du monde comme norme supérieure et universelle (ce qui peut entraîner des discriminations indirectes et nourrir certaines approches ethnocentriques) ou, à l’inverse, instaurer des traitements spécifiques pour une partie de la population (ce qui peut entraîner des segmentations entre travailleurs ou usagers sur la base de leur conviction, des replis communautaires, voire des assignations identitaires). Il repose sur l’idée qu’il y a lieu de veiller à ce que la solution proposée puisse être appliquée et bénéficier au plus grand nombre sans discriminer indirectement les derniers arrivés. Cela peut s’obtenir en neutralisant une demande fondée sur des motifs religieux de façon à permettre à chacun de se l’approprier, en adoptant des dispositions générales, neutres, ayant fait l’objet d’une concertation préalable, et non déformées par un prisme religieux ou culturel. La réflexion qui sous-tend le concept du PGDC consiste à réfléchir sur ce qui rassemble, ce qui unit, et à travailler sur les ressemblances plutôt que de raisonner en termes de communautés ou de particularités.
Élargir la norme
Par exemple, en matière d’emploi, au lieu de réfléchir à une demande d’aménagement d’horaire pour cause de ramadan, on va se demander, en concertation avec les interlocuteurs sociaux (c’est-à-dire en concertation avec les travailleurs concernés par le biais de leurs représentants syndicaux) et avec l’employeur, comment octroyer à tous les salariés la possibilité d’une plage horaire flexible dont ils pourront disposer comme bon leur semble. Ce n’est pas parce que l’on prend en compte une demande particulière et qu’on la considère comme légitime que l’on va créer des réponses particularistes ; on doit rechercher l’équité et garantir l’égalité de traitement. La norme doit donc s’élargir pour inclure tous les salariés (prévoir des repas végétariens et non des repas certifiés halal; un local de silence et non un local de prière ; des pauses pour tout le monde et non des temps de prière, etc.).
Négociation
En termes juridiques, la non-discrimination implique de traiter les individus sans considération d’origine, de religion, de sexe, etc., c’est-à-dire sans prendre en compte leur identité. Le principe de non-discrimination « désidentifie » l’individu comme musulman, juif, chrétien… dans le monde du travail et invite ses collègues à ne voir en lui qu’un travailleur comme un autre. Adopter cette approche, c’est prendre l’option de ne pas traiter les demandes liées à la conviction comme des demandes de reconnaissance purement identitaire. Les questions de discrimination au travail qui relèvent des convictions doivent être abordées et résolues, de prime abord, comme tout autre conflit social d’ordre relationnel : en tenant compte des réalités d’une société de plus en plus plurielle.
Les études menées sous l’égide du Centre interfédéral pour l’égalité des chances (4) montrent que, dans la grande majorité des cas, la demande de l’employé musulman de pouvoir faire ses prières ou de disposer de repas adaptés n’est pas une demande d’être reconnu comme musulman, mais au contraire une demande de «normalisation». Il demande que l’on prenne des dispositions pour lui permettre de travailler en accord avec sa religion, mais sans être reconnu (ni négativement, ni positivement) comme musulman, sans être distingué des autres travailleurs. L’expérience montre également que, quand les entreprises abordent cette question sous l’angle identitaire (par exemple en sollicitant l’expertise d’un imam, d’un rabbin ou d’un prêtre, en valorisant les mesures prises au nom de la diversité culturelle), elles attisent souvent les tensions qu’elles croyaient éteindre.
Basée sur la négociation et la concertation, cette approche permet de repenser l’universel en dégageant, au sein des situations, les éléments qui relient les individus et unissent les intérêts de tous. Il s’agit, sans pour autant nier l’intérêt des groupes minoritaires, de dégager un consensus pratique « en sortant du cadre» et de dépasser le clivage idéologique qui oppose les tenants d’un universalisme républicain à ceux qui défendent une certaine idée du multiculturalisme. Elle se situe à l’opposé de la reconnaissance d’un droit aux « accommodements raisonnables », qui, en s’appuyant sur l’application des droits fondamentaux individuels, apporte aux demandes liées à la conviction des réponses individuelles et particularistes susceptibles de mener à l’exacerbation des différences voire à des assignations identitaires.
(1) Centre bruxellois d’action interculturelle.
(2) Ce référentiel, à paraitre chez Academia-L’Harmattan, sera présenté au public lors d’un colloque organisé par le CBAI le 23 octobre prochain.
(3) Dounia et Lylia Bouzar, Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ? et La République ou la burqa, les services publics face à l’islam manipulé, Paris, Albin Michel, 2009 et 2010. Le PGDC, sert à désigner une philosophie de gestion qui permet d’apporter « un bénéfice à tous à partir d’une demande particulière ». Ce concept peut s’appliquer aussi bien pour gérer les usagers d’un service public que des salariés dans une entreprise.
(4) Cf. Andrea Rea et Ilke Adam, La diversité culturelle sur le lieu du travail. Pratiques d’aménagements raisonnables en Belgique, Bruxelles, IES-ULB Germe, septembre 2010, disponible via www.diversite.be