Auteur, slameur et performeur queer, Camille Pier raconte comment, en rue comme à la scène, la perception et la réception de son corps transgenre a évolué en se conjuguant au masculin.
Il y a quelques années, dans certaines écoles britanniques, des adolescents – garçons et filles – ont fait l’expérience de la situation de grossesse en portant pendant une semaine entière à l’école, dans les transports en commun et à la maison, une prothèse de gros ventre au poids comparable à celui d’un bébé de 7 mois. Une manière de percevoir dans son corps une situation inédite, un changement de paradigme destiné, dans ce cas, à la prévention des grossesses non désirées chez les adolescents.
Faudrait-il, pour faire bouger les lignes des rapports femmes-hommes et lutter contre le harcèlement, généraliser le transformisme comme outil d’éducation permanente ? Hashtag « vis ma vie ». Hashtag « Judith Butler pour les nuls ». Peut-être que oui. L’expérience des personnes qui vivent à la frontière des différents genres en les associant dans un dosage mouvant et éphémère ont des choses à nous transmettre dans ce qui constitue l’ABC de la domination masculine.
Ce qui m’a frappé, c’est le changement dans la manière dont j’ai été perçu dans l’espace public.
Camille Pier, artiste et personne transgenre, a vécu son passage d’une identité plus féminine vers une identité plus masculine comme une expérience nouvelle de son engagement féministe. Paradoxal ? Pas tant que ça. « Quand j’ai commencé à passer (NDLR à être reconnu comme garçon), ce qui m’a frappé, c’est le changement dans la manière dont j’ai été perçu dans l’espace public et la manière dont on s’adressait à moi », se souvient-il. « Les regards ont changé et m’ont laissé tranquille. Je n’avais plus de remarque en rue, de regard en biais, ce genre de petites choses qui font qu’on se sent vulnérable et remis constamment à sa place de proie. Tout d’un coup, je n’étais plus perçu comme un objet de désir, mais comme une personne à part entière, dans toutes ses dimensions. Dans les commerces, on s’est mis à me parler autrement, avec plus de considération, de respect. Je ne suis pas seulement devenu masculin mais neutre », explique Camille.
Promotion sociale
Camille Pier craignait de se faire casser la gueule pendant sa transition et puis… rien. Enfin pas tout à fait. En tout cas pas ce qu’il avait imaginé. « Je suis passé assez vite et j’ai trouvé ce retournement de situation sidérant. Je l’ai vécu de manière ambivalente. D’un côté, ce regard sur moi m’a donné confiance et m’a soulagé : on a tous envie d’avoir la paix quand on se promène dans l’espace public. Et de l’autre, j’étais très en colère. J’étais un mec dans les yeux des autres. Un mec un peu tafiole certes (rire), mais un mec. Et ça, dans l’espace public, on considère que c’est toujours mieux qu’une fille. Vous vous rendez compte ? J’avais l’impression de trahir mes potes féministes radicales, de passer du côté obscur de la force, comme l’ont dit certaines (rire). Sur scène aussi, ce changement a été très fort. En tant que femme, dans le milieu du slam, je sentais une certaine excitation de la salle quand on annonçait l’arrivée d’une fille sur scène, comme si, avant d’entendre la slameuse, on regardait la meuf d’abord. L’accueil n’a rien à voir sur scène quand tu es un mec. Le plus fou, c’est que si tu n’y prêtes pas attention, tu oublies vite. Tu accèdes à cette forme de confort d’une place dominante dans l’espace public et le temps de parole, et tout ça finit par te sembler naturel. J’ai eu une piqûre de rappel récemment, en me baladant avec une copine en ville. On était de dos, et un gars nous a appelés “Hé, mesdemoiselles !” Ça m’a glacé de ressentir à nouveau cette manière d’être réduit, remis à une place assignée d’avance. »
Bon Camille est un gars pudique qui ne la ramène pas trop. Mais il s’est quand même fait choper par une bande de jeunes gars qui lui donnaient du « pédé ». Une autre histoire sur laquelle il a écrit dans un très joli slam, « Le tarlouzeur ».
« Je pense que je suis plus féministe aujourd’hui », explique Camille. « Mon féminisme passe par mon travail d’auteur et de performeur. Je travaille à un texte de commande pour une performeuse. Elle m’a demandé d’écrire une lettre d’amour qu’un homme adresserait à une femme en admirant la beauté de son corps. Le texte doit jouer sur les stéréotypes de beauté féminins actuels – tournés vers la maigreur et les corps longilignes – alors que le corps de cette artiste est, lui, tout en volupté. De la même manière, mon corps à moi est hors des normes masculines. À travers mes textes et mes performances, je veux parler de cette condition non normative qui concerne énormément de gens, et pas seulement les personnes trans. Je cherche à réparer les brèches qui me traversent tout en aidant les autres. Il faut rappeler que c’est encore plus difficile pour les personnes trans qui évoluent vers une identité féminine, car nous vivons dans une société patriarcale. Être perçu comme un gars, c’est malheureusement encore une forme de promotion sociale ».
Testo junkie
À quoi ça tient, la masculinité, ce saint Graal de la domination sociale et sexuelle ? Une simple histoire d’humeur, d’hormones ? « La testo, ça fait des effets jouissifs. Ça te donne une énergie de malade, une libido incroyable, tu as un appétit d’ogre. Je l’ai senti même en jouant. J’avais envie de respirer plus fort, de courir plus vite, j’ai pris du poids, je voulais mordre le ciel ! Ça change ton rapport à l’environnement », raconte Camille. Mais pas au point d’en faire un adepte du menspreading, ce comportement observable dans les transports en commun qui consiste pour un homme à s’asseoir en écartant les cuisses en occupant plus que la taille d’un siège. « C’est très agréable », se souvient Camille. « En même temps, il y avait une forme de nervosité de compétitivité qui ne me correspondait pas. Avec la testo, je ne pleurais plus. Je ne rêvais plus. Moi qui aime le tarot, j’étais privé de tous mes symboles. La personne tempérée que j’étais me manquait. C’était comme si je n’arrivais pas à consommer cette surdose d’énergie et qu’il m’en restait toujours trop, alors j’ai arrêté, pour l’instant. La testo ne justifie aucune forme d’oppression ou d’agressivité, mais certains de ses effets m’ont posé beaucoup de questions. »
Bande de mecs
Dans l’intimité, les choses ont aussi changé pour Camille. « Depuis que je suis passé, j’ai accès à des conversations entre mecs que je n’avais jamais entendues auparavant. Des échanges où ils confient leur vulnérabilité, assument leur côté gamin, expliquent combien ils se lassent de devoir tenir leur rôle ou leur manque de conviction à devoir en tenir un. Par contre avec les filles, il y a une tension nouvelle. Et elles attendent mon départ de la conversation pour parler de certains sujets auxquels je n’ai plus accès. Tu te rends compte combien des deux côtés, chacun reste coincé dans son rôle, et sur ses gardes, ne connaît pas la moitié de la réalité de l’autre et que ça fait chier tout le monde. »