Un collectif et une charte: ce sont les armes brandies par une centaine de créatrices de bande dessinée pour lutter contre le machisme. Ces illustratrices, scénaristes et coloristes ont décidé d’unir leurs forces pour dénoncer les formes que prend le sexisme dans le champ littéraire du 9e art, tout en avançant des façons de le combattre.
Elles en ont assez qu’on les prenne pour l’épouse ou l’attachée de presse de l’illustrateur. Qu’on leur colle une étiquette de créatrices de « BD féminine » par le simple fait qu’elles sont femmes. Qu’on qualifie leur travail de girly, terme à forte charge stéréotypée renvoyant à la futilité ou au sentimentalisme, si elles ont le « malheur » de parler shopping ou cuisine. Qu’on leur demande ce qu’elles ont à apporter, en tant que femmes, à ce genre littéraire. Elles en ont assez qu’on crée une différenciation et une hiérarchisation avec le reste de la bande dessinée en concevant des collections prétendument féminines, « avec l’universalité des lectures qui s’adresseraient donc, par opposition, au sexe masculin ».
Il n’a franchement pas de quoi s’en vanter mais c’est le Centre belge de la bande dessinée qui a contribué à la création du collectif: son projet d’exposition collective « La BD des filles » –prévu pour 2016 et finalement postposé « afin de mieux en définir le propos, les objectifs… et le titre » (1)– en a fait bondir plus d’une au printemps dernier. « Le marketing genré connaît des jours extrêmement fertiles, et l’édition y trouve son compte. Pas nous, c’est clair et c’est une bonne chose de le faire savoir », témoigne Oriane Lassus, auteure de Ça va derrière? (Vraoum, 2012) sous le pseudonyme d’Aspirine.
Revendications féministes
Parmi la centaine de femmes –dont, notamment, Flore Balthazar, illustratrice de Frida Khalo (Delcourt, 2015) et dessinatrice de Miss Annie (Dupuis) et la Liégeoises Aurélie Bévière, coscénariste de Sauvage (Delcourt, 2015)– rassemblées au sein du jeune collectif, toutes ont des histoires à raconter; parce que toutes encaissent régulièrement des remarques misogynes sur leur travail et des demandes que l’on ne ferait jamais aux hommes.
C’est le cas par exemple de Léonie Bischoff, d’origine suisse et vivant à Bruxelles depuis 2003. La maison d’édition communautaire Manolosanctis lui a demandé de créer une histoire pour sa collection « Médée » avec deux contraintes: elle devait faire 24 pages et comporter un aspect féminin, afin de coller à la ligne de cette collection qu’a inaugurée Diglee. « J’ai un peu de mal avec le côté girly de certains albums ou blogs. J’ai donc décidé de faire un truc qui ait des couilles! ». Le propos est maladroit… car il repose justement sur des clichés que le collectif entend éviter, mais on a compris l’esprit. Léonie a finalement publié Princesse Suplex en 2010, l’histoire d’une employée de bureau la semaine, catcheuse le week-end.
Car « publier des collections “féminines” est misogyne », rappelle le collectif dans sa charte. « Pourquoi le féminin devrait-il être hors de l’universel? Différencier de la sorte, sur la base de stéréotypes seulement, n’a que des effets négatifs sur la perception qu’ont les femmes d’elles-mêmes, sur leur confiance en elles et leurs performances. Il en va de même pour les hommes, surtout s’ils se sentent attirés vers ce qu’une autorité fantôme a catalogué de “féminin”. »
Le spectre de la femme objet
On avoue quand même avoir tiqué en constatant que Maureen Wingrove alias Diglee –à qui l’on doit notamment deux cahiers de régime illustrés de femmes filiformes perchées sur des hauts talons et l’album… Forever Bitch– fait partie du collectif. Virage à 180°, l’illustratrice a récemment mis son crayon au service de la lutte contre le harcèlement sexuel au travers de l’expo « Bulles de rue » montée par l’antenne lyonnaise de Stop harcèlement de rue –expo à laquelle participent aussi Thomas Mathieu et ses Crocodiles (2)– et une collaboration avec l’association Colère: nom féminin.
Dans leur charte, les créatrices attendent « des créateurs, éditeurs, institutions, libraires, bibliothécaires et journalistes qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général discriminatoire (homophobe, transphobe, raciste, etc.) » et espèrent « les voir promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués ». Sachez, Mesdames, qu’Espace de Libertés persiste et signe.
(1) Communiqué de Jean Auquier, directeur général du Centre belge de la bande dessinée, 9 septembre 2015.
(2) Cf. Amélie Dogot, « Haro sur les crocos! », dans Espace de Libertés, n°437, mars 2015, pp. 76-77.