Espace de libertés | Novembre 2018 (n° 473)

Un grain de voix et de folie


Culture

Avec « Mitra », le réalisateur belge Jorge León part d’une affaire d’internement forcé qui a fait grand bruit pour donner voix – au sens littéral et lyrique du terme – à celles et ceux dont la parole est menacée et que la maladie mentale enferme.


Le point de départ de Mitra, c’est l’affaire Mitra Kadivar dont l’internement psychiatrique a une dimension politique.

Politique, évidemment, même si Mitra s’en défend. Je pense qu’elle ne voulait tout simplement pas réduire cette histoire à un fait purement politique. C’est-à-dire que pour elle, le clivage n’était pas l’Iran et la psychanalyse, mais plutôt, la psychiatrie et la psychanalyse. En fait, son combat est dirigé vers les psychiatres qui l’on internée. Ceci dit, dans un cas comme celui-là, cela devient de toute façon un combat politique.

Vous vous attardez peu sur l’Iran et son contexte politique qui ne laisse quasi pas de libertés aux femmes. Pourquoi ?

Je ne voulais pas « exotiser » la question. Je n’ai pas tenté d’éluder quoi que ce soit, mais je ne me sens pas du tout légitime pour montrer ce pays. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il y a très peu d’images représentant l’Iran dans le film. J’y suis allé, j’ai filmé Mitra à Téhéran. Mais j’estime que les cinéastes iraniens font cela bien mieux que moi. Cette question de la présence de l’Iran, en tout cas d’un point de vue cinématographique, était très claire pour moi. Il était hors de question de tenter de le représenter. J’ai fait le choix de plutôt filmer d’ici, de cette partie du monde, et de voir en quoi l’histoire singulière et très particulière de Mitra pouvait résonner dans des réalités proches de nous.

Mitra Kadivar sert aussi de prétexte. À ce témoignage épistolaire entre la psychanalyste et celui qu’elle appelle à l’aide, vous ajoutez celui d’autres « privés de liberté » pour cause de maladie mentale, qu’on enferme parfois encore davantage en chambre d’isolement ou avec une camisole chimique. Comment en êtes-vous arrivé à créer des liens entre ces réalités?

C’était vraiment l’idée de la résonance, de puissance que chaque être humain peut induire à travers sa voix. La voix compte, à travers le vote bien évidemment. Digitalement aussi à travers les différents clics que les signataires de la pétition ont activés pour la libérer. Et puis le chant opératique intervient aussi pour amplifier la voix. La voix et sa puissance sont déclinées de façons multiples à travers le film. D’une certaine façon, il y a un arc tendu entre la parole extrêmement articulée de Mitra, qui lance un appel très clair et le cri de cette femme à la fin du film. Une question m’a traversé : si Mitra n’avait pas eu accès à la parole – comme les autistes profonds qui ne s’expriment que par des cris –, qu’aurait-elle fait ?

mitra_14La psychanalyste iranienne Mitra Kadivar internée contre son gré à Téhéran fin 2012.


Et entre cette femme qui a une certaine notoriété, des relations et les autres qui n’en ont pas et qui, du coup, reçoivent moins d’aide quand ils appellent, il y a vraiment deux situations parallèles et qui ne sont pas égalitaires.

Mitra n’était pas du tout un personnage public quand elle a été internée. Il s’avère qu’elle l’est devenue par l’acte qu’elle a posé. Mais à l’époque elle était la seule Iranienne membre de l’Association mondiale de psychanalyse. Lorsqu’elle s’adresse à Jacques-Alain Miller, elle s’adresse au fondateur de cette association. Et donc au moment où elle en a besoin, elle considère qu’il est du devoir du père fondateur de lui venir en aide.

Accusée de folie, je quitte la communauté
des humains.

L’opéra – qui a une existence parallèle propre – nourrit votre film. Comment et pourquoi cet art scénique est arrivé dans le projet cinématographique ?

Il y avait au départ un projet de film. Ce qui m’intéressait était de voir comment l’art, la création pouvait s’emparer de ce récit. Parce que fondamentalement ce que j’ai découvert, ce sont ses e-mails sur Internet. Je n’ai pas rencontré Mitra tout de suite. Avec ces échanges totalement désincarnés et digitaux, je me suis demandé en quoi ces récits, ces e-mails peuvent être une source d’inspiration pour un acte de création. Et ce qui m’intéressait c’était d’avoir la possibilité de filmer les artistes au travail (chanteurs, musiciens, bruiteurs, NDLR). Grâce au soutien, entre autres, de l’ensemble Ictus et à l’implication d’autres artistes, cela m’a semblé tout à fait naturel, parallèlement au projet de film, de créer la version scénique.

Et pourquoi l’opéra, justement ?

Pour la voix, très clairement, la puissance émotionnelle que dégage la voix, le chant lyrique. À cela vient s’ajouter la dimension tragique du récit et du personnage de Mitra.

En plus des voix, il y a la force symbolique du mur en déconstruction avec ces mosaïques qui ont été extraites de cette institution pour être portées et remontées pour servir de décor.

C’est un concours de circonstances qui m’a amené à visiter l’hôpital psychiatrique Montperrin, sur conseil de Bernard Foucroulle. Il dirige le Festival des arts lyriques d’Aix-en-Provence et il a aussi été directeur de la Monnaie pendant de nombreuses années. Il m’a proposé de rentrer en contact au départ avec les soignants de ce centre. J’ai appris assez vite, non seulement l’existence de ces chambres d’isolement, mais que ces chambres allaient être détruites. Le lieu du tournage s’est imposé comme une évidence. Je suis aussi allé voir les patients avec l’histoire de Mitra et l’espoir que son récit entre en résonnance avec leur propre vécu. Il en émerge quelque chose de commun, des questions de normalité, de souffrance et de solitude. J’ai voulu éviter à tout prix la position du journaliste, du juge ou de l’enquêteur et revendiquer la spécificité du geste artistique. Ainsi se retrouvent emmêlées des strates qui, a priori, ne devraient pas cohabiter : la psychiatrie, l’Iran et le chant opératique. C’est la force du cinéma, de parvenir à lier ces réalités.